vendredi 19 octobre 2012

R. T. n° 1 -TEXTE- L' influence de René Guénon en Argentine ( Marcelo Uliana)






L’INFLUENCE DE RENÉ GUÉNON
EN ARGENTINE *.




À partir de 1920, dès les premières éditions des ouvrages de René Guénon, on peut constater son influence chez diverses personnalités argentines du milieu intellectuel, philosophique et littéraire. Parmi ses tout premiers lecteurs, Ricardo Güiraldes (1) se révèle comme un grand admirateur, dont l'empreinte du métaphysicien est très sensible dans la pièce « El Sendero » (« Le sentier »), ainsi que dans son Journal Spirituel. Xul Solar (pseudonyme d'Agustín Schulz Solari), un autre auteur très influencé aussi par Guénon, et considéré comme le père de la peinture fantastique argentine.

Il en va de même pour Leopoldo Marechal (2) qui, à l'instar de J. L. Borges, demeure l'un des représentants prestigieux de la littérature et de la pensée argentine. Les références à l'œuvre de Guénon, chez Marechal, sont explicites ; dans son essai, « La autopsia de Creso » (« L’autopsie de Creso »), celui-ci se réfère directement à son enseignement à propos de la doctrine hindoue, spécialement en ce qui concerne les castes et les cycles cosmiques (3). Par ailleurs, dans son roman « Megafón o de la Guerra » l’écrivain reproduit, à sa manière, quelques fragments de « El hombre y su devenir según el Vedanta » (« L’homme et son devenir selon le Vedanta »).

L’influence de Guénon sur Marechal sera confirmée par quelques-uns de ses lecteurs. Nous pouvons citer l'exemple de Roberto Rafaelli qui, dans son excellente étude « Las claves de Marechal » (« Les clés de Marechal »)(4), soutient que cet écrivain s’est exprimé nettement sur les doctrines traditionnelles « dans les traces » de René Guénon comme en témoigne ses distinctions doctrinales entre manifestation et non-manifestation ; être et non être ; la doctrine des trois mondes et leur relation hiérarchique ; la référence à « l’homme transcendant » ; la conception de la métaphysique comme étant d’origine « non-humaine », la référence aux Manvantaras et aux cycles cosmiques, entre autres.

Nous ne chercherons pas à épuiser la liste des argentins qui ont subi, d’une manière ou d’une autre, l’influence de l’œuvre de Guénon dans la première moitié du XX siècle. Sans aucun doute, beaucoup d’autres écrivains argentins ont lu Guénon et force est de constater que son œuvre, a été présente d'une façon ou d'une autre dans le cercle intellectuel proche de J. L. Borges, tels que chez les déjà cités Marechal et Xul Solar.
Plus généralement, la pensée de Guénon a suscité un intérêt certain dans les cercles catholiques de Buenos Aires et de Córdoba : à Buenos Aires, avec les revues « Número » et, « Sol y Luna » ; à Córdoba, avec la revue « Arké ». Dans celle-ci, Rodolfo Martínez Espinoza avait publié « René Guénon, señal de los tiempos » (5), (« René Guénon, signe des temps »). L’article exprime un vif intérêt pour l’œuvre et une très bonne réception de ses aspects fondamentaux, mais cependant, toujours dans les limites propres à un penseur catholique. En outre, Martínez Espinoza a entretenu une correspondance avec René Guénon (6). D’ailleurs, les groupes catholiques traditionalistes de l’époque (7) avaient manifesté un grand intérêt pour l’œuvre de Guénon, la valorisant positivement. Actuellement par contre, ces mêmes groupes manifestent contre elle une hostilité prononcée ainsi qu’une forte incompréhension.

L’Argentine fut l’un des pays précurseurs dans la publication des livres de Guénon en espagnol. Dés 1945 on pouvait accéder à « Introducción General a las Doctrinas Hindúes» (« Introduction générale aux doctrines hindoues », Édition Losada) et, en 1954, à « El Teosofismo » (« La Théosophisme », Édition Huemul). Postérieurement, « La Crisis del mundo moderno » (« La Crise du monde moderne », publié aussi par l’Éditorial Huemul, en 1967) et, deux ans plus tard, en 1969, à l'ouvrage posthume rassemblant des articles, « Símbolos Fundamentales de la Ciencia Sagrada » (« Symboles Fondamentaux de la Science Sacrée », Éd. Universitaire de Buenos Aires). Il s’agit là de travaux très soignés ; ce dernier ayant été réalisé par un groupe de personnes possédant une vaste connaissance de l’œuvre de Guénon et des doctrines traditionnelles.

Les « Symboles Fondamentaux de la Science Sacrée » paru avec une étude préliminaire d’Armando Asti Vera, intitulée « René Guénon, le dernier métaphysicien d’Occident » va marquer une nouvelle étape dans l'avancée des traductions. Il faut souligner l’excellent travail de Juan Valmard ainsi que l’importante étude d’Asti Vera qui ont beaucoup contribué, en tant qu'instruments de compréhension et d'approche, à la connaissance de l’œuvre de notre métaphysicien. Asti Vera a été un diffuseur de l’œuvre de Guénon, malgré le peu d’écho qu'il rencontra dans les milieux académiques, tel qu’il le reconnaît lui-même dans son étude préliminaire. Cet auteur argentin, dans une complète adhésion aux doctrines traditionnelles de Guénon, va prendre en charge la diffusion de l’ouvrage sans se soucier des préjugés en cours dans le monde universitaire

Le travail d’Asti Vera, quant à lui, est une vaste exposition de divers thèmes guénoniens toujours très fidèle aux principes exposés par l’auteur. Il signale notamment la restauration intellectuelle de Guénon concernant la conception traditionnelle de la métaphysique et du symbole comme expression de la connaissance métaphysique.

Reprenant les principes qui se trouvent au cœur de l’ouvrage de Guénon déjà citée, Asti Vera écrit : « À propos de l’origine de la métaphysique Guénon dira ce que l’on affirme dans les livres métaphysiques du Védanta : Son origine est non-humaine (apauruscheya). La manière de connaître la métaphysique est différente de celle que l’on utilise pour la science ; celle-ci est rationnelle, discursive et toujours indirecte, alors que celle-là est supra-rationnelle, intuitive et immédiate». L’auteur conclut son travail en affirmant : « Nous sommes convaincus de la signification providentielle de l’œuvre de Guénon, mais si on tient compte de l’incompréhension qui persiste encore autour de ses livres, nous ne pouvons pas éviter de nous souvenir, avec une certaine tristesse, des mots de Platon (7° lettre) : « Tous ceux qui ont écrit ou écriront, en prétendant savoir quel est l’objet de mon désir, n’ont rien compris ». «Si, comme nous le croyons, Guénon n’a pas eu réellement des disciples, on peut donc, avancer qu’il a été le dernier métaphysicien d’Occident ». L’action de diffusion de l’œuvre de Guénon, menée par Asti Vera sera ensuite poursuivie par Francisco García Bazán (8), disciple de celui-ci. García Bazán a beaucoup écrit à propos du métaphysicien. Voici quelques-uns de ses titres : « René Guénon ou la Tradition vivante » rédigée en collaboration avec plusieurs auteurs ; « René Guénon et le crépuscule de la métaphysique » et, un article très intéressant titré : « La présence de René Guénon chez Mircea Eliade et Carl Schmitt ». García Bazán, reconnu dans les milieux académiques comme spécialiste du Gnosticisme et de Plotin, s’est beaucoup occupé de l'œuvre de Guénon tant dans ses livres que dans ses conférences, en le citant sans préjugés, ce qui est exceptionnel si on compare son cas avec celui de ses collègues européens. Étant donnée cette ample réception, il est très difficile de ne pas omettre quelques noms d’auteurs influencés par Guénon. Ainsi, nous ne pouvons pas ignorer les livres de Vicente Biolcati, guénonien passionné (9) ; les études de Jorge Francisco Ferro sur la chevalerie et la Maçonnerie, malgré des interprétations personnelles et divergentes; et il ne faut pas oublier non plus, l’engagement d’Alfredo Villafañe concernant la Maçonnerie et l’Islam.

         Et, en dernier lieu, dans cette inépuisable liste d’auteurs qui ont, soit cité, soit reçu d'une façon ou d'une autre, l’empreinte de Guénon, nous pouvons retenir les noms de H. A. Murena (parmi ses essais « La métaphore et le sacré » et « La perte du centre ») , d’Abel Posse, essayiste, romancier et ambassadeur argentin et de Alberto Girri qui, dans un entretien, avait affirmé que parmi ses lectures préférées, se trouvaient celles de Guénon. Carlos Disandro, dans « Las Fuentes de la Cultura » («Les sources de la culture») Edición Hostería Volante 1965, renvoie souvent à Guénon et le considère comme l'un des deux grands représentants (avec Walter Otto) de la connaissance symbolique au XXe siècle.

         Pour donner un autre exemple de l’admiration qu’a provoqué Guénon chez les argentins, nous terminerons avec l'anecdote suivante : devant la possibilité de choisir une ambassade dans l’une de grandes villes du monde, Héctor Madero, admirateur passionné de l'œuvre, choisit la ville du Caire où Guénon vivait alors, afin d'y être nommé et ainsi de s'en rapprocher (10).

         Actuellement, presque tous les livres de Guénon, sont traduits en espagnol, selon des versions de qualités inégales (11). On peut aussi constater que si l'accès à l'œuvre en langue espagnole, en raison de toutes les études qu'elle a suscité ne pose guère de difficulté, sa réelle compréhension demeure cependant réduite à de petits cercles qui la perçoivent de différentes manière, accompagnée parfois de confusions suivies dans certains cas d’appropriations parasitaires. Et pourtant, nous ne trouvons pas les obstacles signalés par Andreas Brunnen (12), à propos de la réception de ses écrits dans les pays germaniques. Il faut dire que, comme les deux langues (français/espagnol) ont la même origine latine, nous n’avons généralement pas, ce genre de difficultés (13).

En ce qui concerne J. Evola, il faut signaler qu’il n’a été connu qu’à partir des années soixante-dix et, d'une façon générale, aucune confusion notable n’a été relevée entre les deux auteurs, personne n'ayant considéré Evola comme un disciple ou un continuateur de Guénon ni dans le domaine politique ni dans la pratique spirituelle.

L’œuvre de Guénon a également attirée l’attention de personnalités qui étaient, à l'origine, très éloignés de ce courant traditionnel, comme c’est le cas de Juan José Sebreli (14), qui va le considérer comme l’un des principaux penseurs antimodernes, tout en réduisant ses écrits à une pensée réactionnaire dans le courant Orientaliste.

Dans le milieu du traditionalisme catholique, le père Julio Menvielle va  s'intéresser d'assez près à Guénon ; dans son ouvrage, « De la cabale jusqu’au progressisme »(15) où il le situe dans « les lignes cabalistiques de l’ésotérisme », Menvielle affirme qu'il « (...) représente l’être le plus élevé qu’a produit l’ésotérisme et, cela, peut-être, de tout temps ». L’auteur confirme bien ceci en résumant l’œuvre de Guénon, mais en le situant curieusement parmi les penseurs qui ont contribué, d’une manière ou d’une autre, au moyen du Gnosticisme, au développement de la pensée moderne, ce qui produit, par manque d'une compréhension effective, une fâcheuse incohérence dans son appréciation. Pour Menvielle, Cabale et Gnosticisme sont les antécédents du progressisme et de l’évolutionnisme, d’où le titre de son œuvre(16).

Parmi toutes les publications journalistiques nous avons « El hilo de Ariadna » ( Le fil d’Ariadna ), publication en ligne qui a dédié plusieurs travaux à Guénon.

Par ailleurs, depuis l’année 2001 sont organisés tous les ans, à Buenos Aires, les « Journées Guénoniennes » menées par Emilio Corbière, auteur spécialiste de la Franc-Maçonnerie. Nous avons eu l'occasion d'apprécier la participation, dans l’une de ces journées, de Federico González de la revue Symboles (Guatemala – Espagne).

Depuis l’année 2002 on publie, de manière continue à Buenos Aires, la « Revista de Estudios Tradicionales » (« Revue d’Études Traditionnelles »). Celle-ci, présente aux lecteurs argentins la traduction d’articles parus dans la revue italienne Rivista di Studi Tradizionali (Torino) et d’autres articles originaux, essentiels pour une bonne connaissance de l'œuvre de Guénon.

La pensée de Guénon en Argentine a eu des “adeptes” au sein des trois traditions monothéistes. Dans le milieu essentiellement initiatique, quelques membres des turuq, implantés en Argentine, sont guénoniens ou ont reçu son influence.

Enfin, deux loges au moins, inspirées par Guénon, se sont développées dans la Grande Loge Argentine de « Libres et Acceptés » Maçons, l’une à Buenos Aires et l’autre à Córdoba.

En conclusion, les livres de René Guénon ont bénéficié d'une présence permanente en Argentine où son œuvre s’est déployée, ainsi que nous l’avons dit, dès le commencement de ses premières publications. Nous pouvons donc penser sans exagérer, que nous avons été privilégié par la réception et la diffusion de la pensée traditionnelle telle que l'a actualisé l'enseignement de René Guénon.


Marcelo ULIANA



 NOTES





 (1) Auteur de l’une des œuvres les plus remarquables de la littérature argentine, « Don Segundo Sombra ». Cet auteur a probablement connu l’œuvre de Guénon durant son séjour à Paris dans les années 20.
 (2) Leopoldo Marechal (1900-1970), auteur de « Adán Buenos Ayres »; « El banquete de Severo rcángel » ;« Megafón o de la Guerra », toutes ces œuvres montrent l’influence de Guénon chez Marechal.
 (3) « La autopsia de Creso » est un chapitre de l’ensemble des travaux intitulé « Cuaderno de navegación ». Page 75 de l’édition Emecé 1995, il y a une référence à Guénon mais, tout l’essai est imprégné par les doctrines exposées par l’auteur français.
 (4) Nao, année I, n°3, 3° trimestre 1980.
 (5) Arké, revue de l’Université Nationale de Córdoba, T I, n°2-3, 1953.
 (6) Les lettres ont été publiées pour la première fois dans le journal La Nación, de Buenos Aires par le Prof. F. García Bazán et, postérieurement, dans « Les Dossiers H » dédié à Guénon.
 (7) Parmi ses plus importants représentants nous signalons Francisco Luis Bernárdez, Fray Mario Pinto, César Pico, José María de Estrada et plus spécialement Rodolfo Martínez Espinoza, tous ceux-ci rassemblés par « Les Cours de Culture Catholique » des années 20’.
 (8) Francisco García Bazán est chercheur Scientifique du CONICET depuis 1974 et, depuis 2003, il est devenu chercheur Supérieur Du CONICET. Professeur, doyen en Philosophie, Directeur du Centre des Recherches en Philosophie et Histoire des Religions et de l’École des Diplômés de l’Université Kennedy, de 1987 jusqu’à 2009. Professeur Responsable de l’Université de Salvador de 1974 à 1985; Enseignant Auxiliaire et Professeur Adjoint à l’Université de Buenos Aires de 1968-1973 ; Directeur de EPIMELIA, revue d’Études sur la Tradition, depuis 1992.
 (9) Auteur de « La edad Crepuscular », « El camino Universa »” et « La horda devastadora », qui sont des ouvrages sur René Guénon ou inspirés par celui-ci.
 (10) La ville du Caire n'avait pas encore d'ambassade à l'époque, seulement une légation. Sur la relation entre Héctor Madero et René Guénon, voir « la Vie simple de René Guénon » de Chacornac (Editions Traditionnelles) et « L’Ermite de Duqqi» de Xavier Accart (Archè Milano 2.001).
 (11) On peut d'ailleurs trouver la quasi-totalité de ses écrits, en ligne sur les sites suivants : www.euskalnet.net; www.tradiciónperenne.com.
 (12) Revue Vers la Tradition n° 122. L’auteur fait référence aux graves problèmes de traduction des œuvres de Guénon vers l’allemand, ainsi qu’à la manière équivoque d’interpréter la relation entre celui-ci et Julius Evola dans les pays germaniques.
 (13) Par ailleurs, la plupart des premiers lecteurs de Guénon connaissaient la langue française.
 (14) Sebreli est un philosophe et un essayiste célèbre très influencé par Marx et Sartre. Il s’occupe de Guénon dans son livre « El Asedio a la Modernidad », Éditorial Sudamérica (page 211).
 (15) Editorial Calchaquí 1870. Cap. XI, 1 page 288.  (16) Avec son livre « De la Gnose à l'oecuménisme », Menvielle represente au fond l'équivalent d'Etienne  Coubert en France et Curzio Nitoglia, en Italie, avec la revue Sodalitium.
 (16) Avec son livre « De la Gnose à l'oecuménisme », Menvielle represente au fond l'équivalent d'Etienne  Coubert en France et Curzio Nitoglia, en Italie, avec la revue Sodalitium.



* Mise en ligne avec l'autorisation de M. Uliana que nous remerçions. (Publié dans le numéro 127 de Vers La Tradition).