L’INFLUENCE DE RENÉ GUÉNON
EN ARGENTINE *.
À partir de 1920, dès les
premières éditions des ouvrages de René Guénon, on peut constater son influence
chez diverses personnalités argentines du milieu intellectuel, philosophique et
littéraire. Parmi ses tout premiers lecteurs, Ricardo Güiraldes (1) se révèle
comme un grand admirateur, dont l'empreinte du métaphysicien est très sensible
dans la pièce « El Sendero »
(« Le sentier »), ainsi que dans son Journal Spirituel. Xul Solar (pseudonyme
d'Agustín Schulz Solari), un autre auteur très influencé aussi par Guénon, et
considéré comme le père de la peinture fantastique argentine.
Il en va de même pour Leopoldo
Marechal (2) qui, à l'instar de J. L. Borges, demeure l'un des représentants prestigieux
de la littérature et de la pensée argentine. Les références à l'œuvre de Guénon,
chez Marechal, sont explicites ; dans son essai, « La autopsia de Creso » (« L’autopsie de Creso »), celui-ci se réfère directement
à son enseignement à propos de la doctrine hindoue, spécialement en ce qui
concerne les castes et les cycles cosmiques (3). Par ailleurs, dans son roman « Megafón o de la Guerra »
l’écrivain reproduit, à sa manière, quelques fragments de « El hombre y su devenir según el Vedanta » (« L’homme et son devenir selon le
Vedanta »).
L’influence de Guénon sur
Marechal sera confirmée par quelques-uns de ses lecteurs. Nous pouvons citer l'exemple
de Roberto Rafaelli qui, dans son excellente étude « Las claves de Marechal » (« Les clés de Marechal »)(4), soutient que cet
écrivain s’est exprimé nettement sur les doctrines traditionnelles
« dans les traces » de René Guénon comme en témoigne ses distinctions
doctrinales entre manifestation et non-manifestation ; être et non
être ; la doctrine des trois mondes et leur relation hiérarchique ;
la référence à « l’homme transcendant » ; la conception de la
métaphysique comme étant d’origine « non-humaine », la référence aux Manvantaras et aux cycles cosmiques,
entre autres.
Nous ne chercherons pas à épuiser
la liste des argentins qui ont subi, d’une manière ou d’une autre, l’influence
de l’œuvre de Guénon dans la première moitié du XX siècle. Sans aucun doute,
beaucoup d’autres écrivains argentins ont lu Guénon et force est de constater que
son œuvre, a été présente d'une façon ou d'une autre dans le cercle
intellectuel proche de J. L. Borges, tels que chez les déjà cités Marechal et
Xul Solar.
Plus généralement, la pensée de
Guénon a suscité un intérêt certain dans les cercles catholiques de Buenos
Aires et de Córdoba : à Buenos Aires, avec les revues « Número » et, « Sol
y Luna » ; à Córdoba, avec la revue « Arké ». Dans celle-ci, Rodolfo Martínez Espinoza avait publié
« René Guénon, señal de los
tiempos » (5), (« René Guénon, signe des temps »). L’article
exprime un vif intérêt pour l’œuvre et une très bonne réception de ses aspects fondamentaux,
mais cependant, toujours dans les limites propres à un penseur catholique. En
outre, Martínez Espinoza a entretenu une correspondance avec René Guénon (6). D’ailleurs,
les groupes catholiques traditionalistes de l’époque (7) avaient manifesté un
grand intérêt pour l’œuvre de Guénon, la valorisant positivement. Actuellement
par contre, ces mêmes groupes manifestent contre elle une hostilité prononcée
ainsi qu’une forte incompréhension.
L’Argentine fut l’un des pays précurseurs
dans la publication des livres de Guénon en espagnol. Dés 1945 on pouvait
accéder à « Introducción General a
las Doctrinas Hindúes» (« Introduction
générale aux doctrines hindoues », Édition Losada) et, en 1954, à « El Teosofismo » (« La Théosophisme »,
Édition Huemul). Postérieurement, « La Crisis del mundo
moderno » (« La
Crise du monde moderne », publié aussi par l’Éditorial
Huemul, en 1967) et, deux ans plus tard, en 1969, à l'ouvrage posthume rassemblant
des articles, « Símbolos
Fundamentales de la
Ciencia Sagrada » (« Symboles Fondamentaux de la Science Sacrée »,
Éd. Universitaire de Buenos Aires). Il s’agit là de travaux très soignés ; ce
dernier ayant été réalisé par un groupe de personnes possédant une vaste
connaissance de l’œuvre de Guénon et des doctrines traditionnelles.
Les « Symboles Fondamentaux de la Science Sacrée »
paru avec une étude préliminaire d’Armando Asti Vera, intitulée « René Guénon, le dernier métaphysicien
d’Occident » va marquer une nouvelle étape dans l'avancée des traductions.
Il faut souligner l’excellent travail de Juan Valmard ainsi que l’importante
étude d’Asti Vera qui ont beaucoup contribué, en tant qu'instruments de
compréhension et d'approche, à la connaissance de l’œuvre de notre
métaphysicien. Asti Vera a été un diffuseur de l’œuvre de Guénon, malgré le peu
d’écho qu'il rencontra dans les milieux académiques, tel qu’il le reconnaît
lui-même dans son étude préliminaire. Cet auteur argentin, dans une complète adhésion
aux doctrines traditionnelles de Guénon, va prendre en charge la diffusion de
l’ouvrage sans se soucier des préjugés en cours dans le monde universitaire
Le travail d’Asti Vera, quant à
lui, est une vaste exposition de divers thèmes guénoniens toujours très fidèle aux
principes exposés par l’auteur. Il signale notamment la restauration intellectuelle
de Guénon concernant la conception traditionnelle de la métaphysique et du
symbole comme expression de la connaissance métaphysique.
Reprenant les principes qui se
trouvent au cœur de l’ouvrage de Guénon déjà citée, Asti Vera écrit : « À
propos de l’origine de la métaphysique Guénon dira ce que l’on affirme dans les
livres métaphysiques du Védanta : Son origine est non-humaine (apauruscheya). La manière de connaître
la métaphysique est différente de celle que l’on utilise pour la science ;
celle-ci est rationnelle, discursive et toujours indirecte, alors que celle-là
est supra-rationnelle, intuitive et immédiate». L’auteur conclut son travail en
affirmant : « Nous sommes convaincus de la signification
providentielle de l’œuvre de Guénon, mais si on tient compte de
l’incompréhension qui persiste encore autour de ses livres, nous ne pouvons pas
éviter de nous souvenir, avec une certaine tristesse, des mots de Platon (7°
lettre) : « Tous ceux qui ont écrit ou écriront, en prétendant savoir
quel est l’objet de mon désir, n’ont rien compris ». «Si, comme nous le
croyons, Guénon n’a pas eu réellement
des disciples, on peut donc, avancer qu’il a été le dernier métaphysicien
d’Occident ». L’action de diffusion de l’œuvre de Guénon, menée par Asti
Vera sera ensuite poursuivie par Francisco García Bazán (8), disciple de
celui-ci. García Bazán a beaucoup écrit à propos du métaphysicien. Voici quelques-uns
de ses titres : « René Guénon ou la Tradition vivante »
rédigée en collaboration avec plusieurs auteurs ; « René Guénon et le
crépuscule de la métaphysique » et, un article très intéressant titré :
« La présence de René Guénon chez Mircea Eliade et Carl Schmitt ».
García Bazán, reconnu dans les milieux académiques comme spécialiste du
Gnosticisme et de Plotin, s’est beaucoup occupé de l'œuvre de Guénon tant dans
ses livres que dans ses conférences, en le citant sans préjugés, ce qui est
exceptionnel si on compare son cas avec celui de ses collègues européens. Étant
donnée cette ample réception, il est très difficile de ne pas omettre quelques
noms d’auteurs influencés par Guénon. Ainsi, nous ne pouvons pas ignorer les
livres de Vicente Biolcati, guénonien passionné (9) ; les études de Jorge Francisco Ferro
sur la chevalerie et la Maçonnerie, malgré des interprétations
personnelles et divergentes; et il ne faut pas oublier non plus, l’engagement
d’Alfredo Villafañe concernant la Maçonnerie et l’Islam.
Et, en dernier lieu, dans cette
inépuisable liste d’auteurs qui ont, soit cité, soit reçu d'une façon ou d'une
autre, l’empreinte de Guénon, nous pouvons retenir les noms de H. A. Murena
(parmi ses essais « La métaphore et
le sacré » et « La perte du
centre ») , d’Abel Posse, essayiste, romancier et ambassadeur
argentin et de Alberto Girri qui, dans un entretien, avait affirmé que parmi
ses lectures préférées, se trouvaient celles de Guénon. Carlos Disandro, dans « Las Fuentes de la Cultura » («Les
sources de la culture») Edición Hostería Volante 1965, renvoie souvent à
Guénon et le considère comme l'un des deux grands représentants (avec Walter
Otto) de la connaissance symbolique au XXe siècle.
Pour donner
un autre exemple de l’admiration qu’a provoqué Guénon chez les argentins, nous terminerons
avec l'anecdote suivante : devant la possibilité de choisir une ambassade dans
l’une de grandes villes du monde, Héctor
Madero, admirateur
passionné de l'œuvre, choisit la ville du Caire où Guénon vivait alors, afin
d'y être nommé et ainsi de s'en rapprocher (10).
Actuellement,
presque tous les livres de Guénon, sont traduits en espagnol, selon des
versions de qualités inégales (11). On peut aussi
constater que si l'accès à l'œuvre en langue espagnole, en raison de toutes les
études qu'elle a suscité ne pose guère de difficulté, sa réelle compréhension
demeure cependant réduite à de petits cercles qui la perçoivent de différentes
manière, accompagnée parfois de confusions suivies dans certains cas d’appropriations
parasitaires. Et pourtant, nous ne trouvons pas les obstacles signalés par
Andreas Brunnen (12), à propos de la réception de ses écrits dans les pays
germaniques. Il faut dire que, comme les deux langues (français/espagnol) ont
la même origine latine, nous n’avons généralement pas, ce genre de difficultés
(13).
En ce qui concerne J. Evola, il
faut signaler qu’il n’a été connu qu’à partir des années soixante-dix et, d'une
façon générale, aucune confusion notable n’a été relevée entre les deux auteurs,
personne n'ayant considéré Evola comme un disciple ou un continuateur de Guénon
ni dans le domaine politique ni dans la pratique spirituelle.
L’œuvre de Guénon a également attirée
l’attention de personnalités qui étaient, à l'origine, très éloignés de ce
courant traditionnel, comme c’est le cas de Juan José Sebreli (14), qui va le considérer
comme l’un des principaux penseurs antimodernes, tout en réduisant ses écrits à
une pensée réactionnaire dans le courant Orientaliste.
Dans le milieu du traditionalisme catholique, le père
Julio Menvielle va s'intéresser d'assez
près à Guénon ; dans son ouvrage, « De
la cabale jusqu’au progressisme »(15) où il le situe dans « les
lignes cabalistiques de l’ésotérisme », Menvielle affirme qu'il
« (...) représente l’être le plus élevé qu’a produit l’ésotérisme et, cela,
peut-être, de tout temps ». L’auteur confirme bien ceci en résumant l’œuvre
de Guénon, mais en le situant curieusement parmi les penseurs qui ont
contribué, d’une manière ou d’une autre, au moyen du Gnosticisme, au
développement de la pensée moderne, ce qui produit, par manque d'une
compréhension effective, une fâcheuse incohérence dans son appréciation. Pour
Menvielle, Cabale et Gnosticisme sont les antécédents du progressisme et de
l’évolutionnisme, d’où le titre de son œuvre(16).
Parmi toutes les publications
journalistiques nous avons « El hilo
de Ariadna » ( Le fil
d’Ariadna ), publication en ligne qui a dédié plusieurs travaux à
Guénon.
Par ailleurs, depuis l’année 2001
sont organisés tous les ans, à Buenos Aires, les « Journées Guénoniennes » menées par Emilio Corbière,
auteur spécialiste de la Franc-Maçonnerie. Nous avons eu l'occasion
d'apprécier la participation, dans l’une de ces journées, de Federico González
de la revue Symboles (Guatemala –
Espagne).
Depuis l’année 2002 on publie, de
manière continue à Buenos Aires, la « Revista
de Estudios Tradicionales » (« Revue d’Études
Traditionnelles »). Celle-ci, présente aux lecteurs argentins la
traduction d’articles parus dans la revue italienne Rivista di Studi Tradizionali (Torino) et d’autres articles originaux,
essentiels pour une bonne connaissance de l'œuvre de Guénon.
La pensée de Guénon en Argentine
a eu des “adeptes” au sein des trois traditions monothéistes. Dans le milieu
essentiellement initiatique, quelques membres des turuq, implantés en Argentine, sont guénoniens ou ont reçu son
influence.
Enfin, deux loges au moins,
inspirées par Guénon, se sont développées dans la Grande Loge Argentine
de « Libres et Acceptés » Maçons, l’une à Buenos Aires et l’autre à Córdoba.
En conclusion, les livres de René
Guénon ont bénéficié d'une présence permanente en Argentine où son œuvre s’est
déployée, ainsi que nous l’avons dit, dès le commencement de ses premières
publications. Nous pouvons donc penser sans exagérer, que nous avons été
privilégié par la réception et la diffusion de la pensée traditionnelle telle
que l'a actualisé l'enseignement de René Guénon.
Marcelo ULIANA
(1) Auteur de l’une
des œuvres les plus remarquables de la littérature argentine, « Don Segundo Sombra ».
Cet auteur a probablement connu l’œuvre de Guénon durant son séjour à Paris
dans les années 20.
(2) Leopoldo
Marechal (1900-1970), auteur de « Adán Buenos Ayres »; « El
banquete de Severo rcángel » ;« Megafón o de la
Guerra », toutes
ces œuvres montrent l’influence de Guénon chez Marechal.
(3) « La
autopsia de Creso » est
un chapitre de l’ensemble des travaux intitulé « Cuaderno de
navegación ». Page 75 de l’édition Emecé 1995, il y a une référence à
Guénon mais, tout l’essai est imprégné par les doctrines exposées par l’auteur
français.
(4) Nao, année I,
n°3, 3° trimestre 1980.
(5) Arké, revue de l’Université
Nationale de Córdoba, T I, n°2-3, 1953.
(6) Les lettres ont
été publiées pour la première fois dans le journal La
Nación , de Buenos Aires par le Prof. F. García Bazán et,
postérieurement, dans « Les
Dossiers H » dédié à Guénon.
(7) Parmi ses plus
importants représentants nous signalons Francisco Luis Bernárdez, Fray Mario
Pinto, César Pico, José María de Estrada et plus spécialement Rodolfo Martínez
Espinoza, tous ceux-ci rassemblés par « Les Cours de Culture
Catholique » des années 20’.
(8) Francisco García
Bazán est chercheur Scientifique du CONICET depuis 1974 et, depuis 2003, il est
devenu chercheur Supérieur Du CONICET. Professeur, doyen en Philosophie,
Directeur du Centre des Recherches en Philosophie et Histoire des Religions et
de l’École des Diplômés de l’Université Kennedy, de 1987 jusqu’à 2009.
Professeur Responsable de l’Université de Salvador de 1974 à 1985; Enseignant
Auxiliaire et Professeur Adjoint à l’Université de Buenos Aires de
1968-1973 ; Directeur de EPIMELIA,
revue d’Études sur la
Tradition , depuis 1992.
(9) Auteur de
« La edad Crepuscular », « El camino Universa »” et « La horda
devastadora », qui sont des ouvrages sur René Guénon ou inspirés par
celui-ci.
(10) La ville du
Caire n'avait pas encore d'ambassade à
l'époque, seulement une légation. Sur la
relation entre Héctor Madero et René Guénon, voir « la
Vie simple de
René Guénon » de
Chacornac (Editions Traditionnelles) et « L’Ermite de
Duqqi» de Xavier Accart (Archè Milano 2.001).
(11) On peut
d'ailleurs trouver la quasi-totalité de ses écrits, en ligne sur les sites
suivants : www.euskalnet.net; www.tradiciónperenne.com.
(12) Revue Vers la
Tradition n°
122. L’auteur fait référence aux graves problèmes de traduction des œuvres de
Guénon vers l’allemand, ainsi qu’à la manière équivoque d’interpréter la
relation entre celui-ci et Julius Evola dans les pays germaniques.
(13) Par ailleurs,
la plupart des premiers lecteurs de Guénon connaissaient la langue française.
(14) Sebreli est un
philosophe et un essayiste célèbre très influencé par Marx et Sartre. Il
s’occupe de Guénon dans son livre « El
Asedio a la
Modernidad », Éditorial Sudamérica (page 211).
(15) Editorial Calchaquí 1870. Cap. XI, 1 page 288. (16) Avec son livre « De la
Gnose à l'oecuménisme », Menvielle represente au fond l'équivalent d'Etienne
Coubert en France et Curzio Nitoglia, en Italie, avec
la revue Sodalitium.
(16) Avec son livre « De la
Gnose à l'oecuménisme », Menvielle represente au fond l'équivalent d'Etienne
Coubert en France et Curzio Nitoglia, en Italie, avec
la revue Sodalitium.
* Mise en ligne avec l'autorisation de M. Uliana que nous remerçions. (Publié dans le numéro 127 de Vers La Tradition).