SINCERES CONDOLEANCES
La bibliothèque nationale consacre actuellement une
exposition à l'oeuvre de Guy Debord, membre de l'Internationale Situationniste.
Une telle manifestation, quel que soit son intérêt documentaire, illustre
parfaitement une des vérités qu'énonçait l'auteur de la société du spectacle, à savoir le pouvoir illusoire de la
société spectaculaire marchande, qui est une des expressions de la modernité, à
réduire toute chose à l'état de marchandise. C'est maintenant chose faite (ce
l'était déjà...) grâce à cette exposition que le pouvoir de l'Etat bourgeois
républicain, tant haï et dénoncé par Guy Debord organise aujourd'hui. Nul doute
que “l'honnête homme”, le “citoyen responsable” de la "république
bourgeoise universelle y trouvera son content. La consommation des
marchandises, et spécialement des marchandises culturelles comme les
“expositions” en tout genre est en effet des formes de la grande mystification
de la démocratie universelle où le peuple asservi par la bourgeoisie capitaliste
communie continuellement dans sa souveraineté illusoire. Comme d'autres, tels
Baudelaire ou Rimbaud, Guy Debord est de ces intelligences exceptionnelles,
errant dans les ruines de l'ignorance et la déchéance de la modernité, est
accidentellement passé en ce monde, sans connaître la vérité de la Tradition,
vers laquelle ils tendaient sans le savoir. Guy Debord, à la fin de sa
carrière, avait compris que la théorie révolutionnaire marxiste et matérialiste
à laquelle il avait adhéré tout d'abord n'était pas la vérité définitive à
opposer à l'illusion du monde moderne. Cette vérité définitive est celle de la
tradition universelle, celle la même, qui au terme d'un autre combat radical,
mettra à bas la bête immonde qui étend aujourd'hui son empire sur le monde, le
diable qui mène la danse macabre et trompeuse de la modernité, de l'humanisme,
du rationalisme et de la démocratie parodique.
« Quand j'entends le mot culture, je sors mon
revolver » : Contrairement à une erreur tenace, cette formule d'un
écrivain allemand n'a pas été prononcée par un dignitaire du IIIème reich, mais
trouvera ici une juste application. Frères et camarades, rendez-vous à
l'exposition Guy Debord, amenez vos fusils et vos explosifs pour rendre un
véritable hommage à notre ami.
Faites en un grand feu, que l'oeil frontal de Shiva
la réduise en cendres!
wa Allah akbar
CIS Paris 08 mai 2013
***
DE LA CRITIQUE DE LA MODERNITE
AUX
PORTES DE LA TRADITION
REMARQUES SUR QUELQUES ECRITS, FAITS ET GESTES DE
GUY DEBORD
« L’Internationale situationniste s’est
imposée dans un moment de l’histoire universelle comme la pensée de
l’effondrement d’un monde ;
effondrement qui a maintenant commencé sous nos yeux » (1).
Guy Debord, l’un des esprits les plus pénétrants
de l’Europe d’après-guerre, a délibérément associé son nom à la critique
révolutionnaire la plus radicale du monde moderne, fondée sur l’hégélianisme
marxiste. Il a remarquablement analysé, sur la base d’une telle théorie de
l’histoire, la misère du monde moderne, bourgeois, capitaliste, industriel et
marchand, en introduisant la notion de spectacle, comme principe de
compréhension de l’aliénation et de la déchéance généralisée du monde
occidental. Dans le sillage de mouvements d’avant-garde européens, comme le
lettrisme et le surréalisme, il a puissamment contribué, grâce à son
intelligence rigoureusement appliquée à dénoncer et rejeter toute forme de
compromission, intellectuelle ou politique, avec les véritables détenteurs du
pouvoir dans la société marchande, à ouvrir des perspectives nouvelles sur le
monde et la vie en général, à tous ceux qui gardaient intacte leur volonté de
réaliser pleinement toutes les possibilités de l’existence humaine, libres et
pleins d’amour pour une réalité, perdue et travestie par le «spectaculaire
marchand», qu’ils ne demandaient qu’à redécouvrir, avec toutes les ressources
neuves de leur intelligence et de leur imagination.
Il paraissait clair alors à tous ceux-là qu’il
fallait renverser l’ordre établi, et que la théorie révolutionnaire d’inspiration
marxiste était l’instrument adéquat pour parvenir à cette fin. L’organisation
volontairement “adogmatique”, ayant la dialectique de la négation et le
dépassement de toute idéologie pour principes moteurs, qui fut alors créée sous
le nom d’Internationale situationniste, s’est voulue le point de
ralliement de cette conscience révolutionnaire. Jusqu’à la fin, elle est restée
fidèle à ses principes fondateurs, notamment grâce à la présence intransigeante
de Guy Debord, et elle s’est finalement dissoute naturellement dès que les
signes de la déviation idéologique sont apparus en son sein. De ce point de vue
là aussi, on peut dire que le «négatif» dialectique a bien fonctionné.
Car ce « négatif » avait incontestablement
d’autres vertus, insoupçonnées celles-là, qu’à notre avis le dernier film de
Guy Debord a révélées, bien que de façon allusive, mais de telle sorte qu’il
soit désormais impossible de croire, pour qui considère l’évènement sans
préjugé, que son auteur n’en avait pas ne serait-ce qu’une première intuition
fondamentale, même si la forme qu’il a pu lui donner n’a pas été celle des
canons de l’antique sagesse.
Il a été à la fois le témoin et l’acteur d’un
époque marquée par le franchissement d’une nouvelle étape de la subversion
généralisée, et qui apparaît plus clairement, avec le recul du temps, comme
l’« après-guerre » du développement de l’activité économique de la société
marchande, favorisée par la reconstruction rendue nécessaire de l’espace
européen détruit par la guerre, et l’expansion du marché planétaire marquée
notamment par la domination de l’Amérique du Nord et du sionisme sur l’Europe.
Cette période a été aussi celle d’une
dissolution concordante dans l’ordre mental et psychologique, dont certains « mouvements
», comme celui dit des « hyppies » américains et celui dit de « mai 68 » ont
été les signes révélateurs. Si nous disons « mental et psychologique », c’est
parce que cette phase dissolvante qui affectait les esprits devait être
nécessairement de nature psychique, et que l’intellectualité véritable n’y
avait aucune part.
Mais
cela, personne, parmi ceux qui participaient alors au «mouvement», ne pouvait
s’en rendre compte. C’est sans doute ce conditionnement historique qui explique
pourquoi Guy Debord a persisté longtemps dans sa vision révolutionnaire
marxiste.
Ce qui est certain, et c’est ce que nous nous
proposons de montrer brièvement ici, c’est que le contenu du discours récité
par Guy Debord dans son dernier film In girum imus nocte et consumimur igni
fait apparaître la prise de conscience par son auteur que l’horizon ultime de
la juste compréhension de la misère et de la déchéance généralisée constituée
par le monde moderne, et dont la «société du spectacle» représentait à l’époque
la forme la plus achevée, ne pouvait être
la théorie révolutionnaire d’inspiration marxiste et socialiste. Par
conséquent, à partir de là, même s’il ne l’a pas explicitement formulé, il
devait nécessairement être clair que la société du spectacle n’est rien d’autre
que le monde moderne lui-même, et que donc il n’y a pas de dénonciation ni de
dépassement ou de renversement révolutionnaire de la première, sans rejeter le
second (2). Et de la même façon,
il n’y a pas d’alternative au capitalisme à l’intérieur de la modernité. Pour
renverser le capitalisme, il faut renverser, ou plutôt rejeter radicalement, la
modernité (3). Il est difficile de
savoir exactement de quelle façon la pensée de Guy Debord a pu évoluer à ce
moment. Ce qui importe, c’est de vérifier, contre toute attente, que son
intelligence devait dans le fond le conduire à cette prise de conscience de la
vérité.
« Nous tournons en rond dans la nuit et nous
sommes consumés par le feu » (4), telle est la signification de cette devise et
anagramme hermétique que G. Debord a opportunément choisie comme titre de son
dernier montage cinématographique. Et ce n’est pas la seule fois que la pensée
traditionnelle s’y trouve présente, même à l’insu de l’auteur. Que Guy Debord
n’ait eu nullement l’intention de la reconnaître comme telle, c’est-à-dire comme
la présence vivante de l’universel dans le monde humain, gardée constamment en
dépôt par toutes les civilisations de l’humanité jusqu’à la fin du Moyen-Âge en Occident, plus longtemps en Orient, cela n’est pas en cause. Quoi qu’il en soit
de la qualification qu’on lui accorde, l’Universel est partout présent dans la
conscience en éveil, et celle dont
témoigne Guy Debord était certainement de celles-là.
L’origine de cette devise hermétique qui
convient parfaitement pour indiquer les conditions de notre époque, comme des
précédentes et même de bien plus anciennes, n’est pas historiquement établie,
ce qui est bien naturel pour une devise hermétique. Certains disent qu’elle
était connue autrefois sous le nom de « verset du diable », d’autres l’ont
attribuée à Virgile.
Son sens en tout cas est limpide: c’est
l’enchaînement incessant des cycles de manifestation cosmique, le courant des
formes qui entraîne inexorablement les êtres dans l’existence conditionnée,
alimenté par le feu éternel du sacrifice, et représenté par le serpent ouroboros.
C’est à la fois le symbole de l’ignorance et de la servitude, et celui de la
connaissance et de la liberté. C’est la nature que maîtrise l’alchimiste, la
pierre que le feu purifie dans l’athanor. Sur lui trône le phénix et l’esprit
immortel du verbe, cette lumière de l’intellect qui brille dans les ténèbres et
que les ténèbres n’ont pas circonscrite. C’est lui ce feu qui brûle tout, qui
détruit tout et qui vivifie tout.
Mais les modernes ne le voient plus, ils ne
jurent que par ce qu’ils voient encore de son rayonnement sans lequel ils
seraient simplement non existants,
la raison, leur sainte raison. C’est en elle qu’ils croient, et c’est en cela que sont
menteurs les révolutionnaires qui prétendent ne croire en rien d’autre qu’en eux-mêmes
dans l’histoire.
Mais qui sont-ils ? Et quelle est cette histoire ?
La pensée moderne n’a fait que formuler, de
façon parodique, les vérités anciennes. Elle les a travesties et niées, afin
d’accomplir son oeuvre. Il faut que le scandale arrive ; mais malheur à celui
par qui le scandale arrive. Telle est la vérité du monde moderne, par
laquelle il accomplit ce qui doit l’être dans la négation et l’oubli de ce
qu’il est lui-même, un moment du temps cyclique du monde. Aux anciens dieux
qu’il a prétendu morts, il a substitué une idole: la raison. De sa lumière, il
a prétendu illuminer le monde qu’il est en réalité chargé de conduire à sa fin
par sa destruction.
De cette
lumière sont venues de séduisantes mystifications de toutes sortes, bien
que contenant de façon contingente, spécialement dans le cas du marxisme, une
juste analyse des caractères fonctionnels du capitalisme moderne, car pour son
essence, elle n’a pas été comprise correctement.
Le messianisme marxiste, qui nous
intéresse ici plus particulièrement, proclamait fièrement le mouvement de la
« vie réelle » contre ce qu’il voyait comme l’abstraction illusoire: la
métaphysique. La pensée moderne, depuis ses origines dans le nominalisme, est
la négation de toute métaphysique. Cette négation est seulement l’ignorance de
toute métaphysique véritable et non sa réfutation impossible. C’est un moment
cyclique de l’histoire du monde qui l’a rendu nécessaire. Comme la nuit suit le
jour, l’obscurité vient après la lumière, les puissances dissolvantes épuisent
la matière afin de parachever l’oeuvre cosmique. L’esprit se voile pour
parfaire sa connaissance. Les possibilités inférieures ne peuvent se libérer
que par la négation de l’esprit, et la manifestation de ces possibilités est
nécessaire pour que la connaissance soit
complète...
Quant au marxisme, il fallait qu’il fût suscité
par quelques juifs sécularisés, ceux-là parmi ceux qui sont destinés à épuiser
les possibilités inférieures de ce monde afin de le mener à sa fin, et qui ont
servi leur Dieu dans sa négation même. Voilà donc les penseurs du « négatif » qui
prétendaient « transformer le monde » au lieu de l’interpréter comme ils
croyaient que l’on avait fait jusqu’alors.
Ces habiles faussaires possédaient pourtant la
redoutable intelligence du diable, dont certains ont d’ailleurs ouvertement
revendiqué le parrainage, ce qu’on aurait tort de croire être une simple
provocation, un effet de style...Les sophistes de la pensée moderne ont
toujours procédé de la même façon: dès lors qu’on ne voit plus rien, c’est
qu’il n’y a rien à voir...
Le diable, c’est l’ennemi, mais c’est aussi
l’exécutant, c’est là sa force, et même, en quelque sorte, sa dignité cosmique
que seuls connaissent les sages. Ce sont eux qui ont rappelé à l’occasion que
la plus grande ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe pas. Dans ce
genre, il faut reconnaître aujourd’hui qu’il a presque partout réussi, et ce
n’est pas fini. Quant aux autres, ils n’ont qu’une alternative: le combattre ou
le servir, qu’ils le veuillent ou non, car leur volonté n’est pas souveraine,
sauf peut-être un moment, et dans le chemin qu’on leur a préparé. Tous encore
sont comme ces insectes nocturnes qui vont mourir dans la flamme d’une lampe,
pour le meilleur ou pour le pire, pas moins. Et non seulement eux, mais nous
aussi, sauf ceux qui sont morts avant de mourir.
La force du diable, c’est de conduire partout
ses sbires qui ne croient pas en lui, ni en Dieu, surtout pas en Dieu, en aucun
non plus s’il en a plusieurs. La négation de Dieu, c’est leur grande
affaire. Pour cette contre-vérité dialectique, ils vendraient leur père
et mère, leurs enfants, ils ont déjà vendu leur âme pour obtenir la liberté historique.
Maintenant que le monde est en ruine, ils sont encore sûrs que la raison
dialectique va les sauver, et ils fourbissent de nouveaux stratagèmes.
La victime désignée de tous ces pseudo philosophes, c’était la métaphysique, et donc la spiritualité.
Tous ont communié dans ce qu’ils croyaient être son dépassement, et donc la « mort de Dieu ». Après
le messianisme marxiste, c’est dans l’élégante pensée du sceau de la
pensée moderne dans la « philosophie » allemande, M. Heidegger, que la
métaphysique, vidée de sa véritable signification, a été désignée comme la
grande illusion voilant l’avènement de l’être dans l’histoire. Quand l’universel n’a plus été dans leur
conscience qu’un concept, la
métaphysique n’était plus qu’un fantôme qu’ils ont sacrifié sur l’autel de la raison. Une terre sans ciel, voilà l’horizon de leur philosophie de
l’histoire.
La rupture du lien entre le ciel et
la terre, ce lien qui régit la réalité du monde, est en même temps l’unique fondement de la négation
moderne de la métaphysique et de l’avènement concomitant de la raison comme principe universel. La raison
souveraine fonde à la fois l’avenir
historique de la modernité et la destruction du monde. Car ce lien
n’est pas seulement ce qui unit et sépare la transcendance et l’immanence de l’être, c’est le principe universel de toute réalité. La raison est son image, son reflet, c’est cela l’universel mort.
La rupture axiale entre le ciel et la
terre, qui a permis l’apparition et l’envahissement progressif du rationalisme moderne, est également effective dans l’histoire de
l’occident. Comme l’a bien montré R Guénon, elle est même exactement située à
la charnière entre la fin du Moyen-Âge chrétien et le début des Temps modernes connu sous le nom de Renaissance. Dans la véritable histoire de la pensée en occident,
l’un de ses signes, que l’on retiendra ici à cause de son caractère édifiant,
est la querelle des universaux et l’avènement conséquent du nominalisme.
C’est le moment crucial de
l’occultation de la véritable métaphysique, la substitution de la raison à l’esprit. La raison
souveraine est la pure négation
de l’esprit. Désormais
elle va dissoudre progressivement l’idée
de dieu, et avec elle toute la métaphysique dans l’abstrait de sa propre ignorance.
Comme la pensée moderne n’est que la pensée de l’universel mort dans le champ de
l’histoire finissante, elle est continuellement en péril de disparaître avec elle.
L’Humanisme
est, avec l’Histoire, l’autre versant du rationalisme victorieux qui a fait de l’homme individuel le maître apparent du monde terrestre, là où
l’Homme
universel est le véritable
maître du ciel et de la terre. L’homme individuel n’est pas le maître de son destin, il s’est perdu en croyant se trouver. Il a, dans tous les sens des
termes, perdu l’esprit, mais il
n’a pas perdu la raison. C’est
bien plutôt la raison qui l’a perdu.
Il erre ainsi dans la tourmente brandissant désespérément ses droits
de l’homme contre une barbarie
que seule la raison souveraine appelle inexorablement à l’existence.
La métaphysique n’est pas ce qui répond à la
question : pourquoi y-a-t-il le monde plutôt que rien ? Elle est la
connaissance immédiate de l’universel, qui règle définitivement la question, connaissance telle que l’énonce, par
exemple ce passage du kularnava tantra : « Shiva dit : certains me cherchent dans
la dualité, d’autres dans la non-dualité. Mais seuls ceux qui me voient au-delà
de la dualité et de la non-dualité me connaissent ». Et cela est
dit de l’être comme du non-être, de leur union et de leur séparation, de la
transcendance divine dans
l’immanence mondaine, et réciproquement,
et de tout ce qui s’en suit. Ce
n’est d’ailleurs ici qu’une expression parmi d’autres de ce qu’on appelle
encore la Sophia
perennis ou la Tradition
primordiale. Sa lumière illumine tout et le réduit en poussière, pour toujours.
Cette métaphysique traditionnelle est le
principe de toute réalité et de toute science. Ses expressions archaïques se renouvellent
continuellement dans l’actualité du
monde en devenir. Même l’au-delà
illusoire de la pensée moderne ne lui échappe pas. Elle est dans la religion et
sans la religion, dans des formes sacrées comme dans le sans forme.
Ses noms sont innombrables, bien plus, elle est sans nom. Quand on a cru
la réduire à néant, on n’a fait que l’oublier…
L’aigle de haut vol les regarde du ciel. Quel ciel?
Ils grouillent sur la terre comme des parasites,
voilà ce qu’est devenu le roi des
animaux. Leur sort est scellé depuis longtemps, leur histoire est connue par les gardiens
d’un trésor dont ils ne connaissent plus l’existence mais auquel ils doivent
tout, jusqu’à leur souffle, leur amour, leur vie. Ils sont venus pour accomplir
un vaste plan dont la négation de Dieu, qu’ils réduisent à une transcendance
elle-même oubliée, est le dernier acte nécessaire. Ils sont le bétail des dieux
immortels. Comment Dieu peut-il
être mort? C’est leur intelligence qui meurt, du moins sa part humaine, car ce
qui est né doit mourir tandis que le
non- né ne meurt pas.
L’éternel
se cache pour les faire mourir. Tout doit disparaître, c’est la loi du ciel,
c’est la doctrine du sacrifice. On ne peut rien contre elle, ni même le vouloir
quand on sait ce qu’elle est. La loi de la terre, c’est tout le champ de leur
vision historique. La vérité traditionnelle ne connaît pas l’une sans l’autre,
elle embrasse les cieux, la terre, le monde et le reste. La révolution moderne
n’est qu’un moment de son déploiement universel, le reste est une vaste
imposture : il faut que le scandale arrive.
On leur a déjà dit: ils ont des yeux et ils ne
voient pas, des oreilles et ils n’entendent pas. Mais pour que les choses
s’accomplissent, il faut qu’ils deviennent aveugles et sourds. C’est là leur
dignité, ils participent au plan divin dans sa négation. La raison dialectique
c’est la tarte à la crème de la
pensée, l’arroseur arrosé,
quand viendra comme un dépassement dialectique de la mort de Dieu, par où ils
ne l’attendront pas…
C’est ici que se croisent les destinées, les
nôtres et celle de G. Debord. Chaque chose à sa place remplit le rôle qui lui
revient. Ceux qui, comme lui, veillent dans la nuit de la modernité ont aussi
les idées claires, eux non plus
ne changent pas:
« Tout le temps avait passé comme nos nuits d'alors, sans renoncer à rien » (5).
A bien des égards, l’ouvrage de J. Évola, Chevaucher
le tigre, ou plutôt La Crise
du monde moderne de R. Guénon, pourrait figurer comme le premier complément
des Commentaires sur la société du spectacle, du texte du film In
girum..., ou même de La véritable scission dans l’Internationale,
bien que ce dernier écrit soit encore déterminé par l’idéologie
révolutionnaire: si le mérite de l’I.S.
a été d’assumer toutes les conséquences de ses principes dialectiques, et
d’avoir su disparaître le moment venu, son erreur aura été de ne pas avoir
compris que la déviation idéologique était inévitable parce que la théorie
révolutionnaire marxiste est une production de la raison individuelle, et qu’à ce titre elle ne peut être principe
de la pensée, libérer l’humanité de sa misère actuelle et lui procurer le
bonheur. En somme, elle n’a rien d’universel,
par conséquent son horizon est inévitablement idéologique.
Seule la Tradition est universelle, le début et la fin de
toute connaissance comme de toute existence, le principe de tout ce qui est
comme de ce qui n’est pas, dans tous les sens et pour toujours. La négation de
ses formes transitoires ne l’affecte pas, elle renaît toujours de ces cendres,
tel le Phénix d’occident. Devant la quête du bonheur et d’une liberté si chère
dans le monde moderne de l’aliénation et de l’asservissement, la Tradition est seule à posséder les clés de tous les
royaumes, de toutes les compréhensions. Seule,
parce qu’en dehors de tout, il
n’y a rien…
On ne construit pas de maison sur des fondations
pourries sans qu’elle ne finisse fatalement par s’effondrer. La théorie
révolutionnaire a suscité des mouvements révolutionnaires qui ont partout été
un échec total. Bien plus, la révolution n’a survécu que dans le romantisme
révolutionnaire, et c’est aussi par là qu’elle a été perdue. Chaque fois
qu’elle a été éprouvée dans le champ de la seule «vie réelle» qu’elle reconnaissait,
c’est-à-dire l’existence historique, elle a été constamment démentie par les
faits. Elle n’a été dynamique que dans le combat. Chaque fois qu’elle a pu
penser l’avoir gagné, elle a disparue avec son ennemi dans son propre mirage.
Elle n’a vaincu que dans le martyre (6). La
révolution est réelle dans son mouvement naturel qui est la loi du monde en
devenir, le reste n’est que l’imposture de l’humanisme rationaliste.
C’est peut-être pour l’avoir pressenti, que Guy
Debord, dans un moment de son discours,
passe progressivement de la narration positive de l’errance, à celle, mélancolique, de
la perdition (7).
Ce qui
est remarquable, c’est que cette mélancolie ne conduise pas au désespoir, mais
à l’énoncé de quelques vérités, éparses et encore imprécises, toutes marquées
du sceau implicite de la vraie
métaphysique, celle qui reconduit à l’héritage de la Tradition, laissant loin
derrière les dupes humanistes, contempteurs désabusés et condescendants de “l’illusion religieuse”.
« Ici fut la demeure antique du roi de Hu.
L'herbe fleurit en paix sur ses ruines. Là, ce profond palais des Ts'in,
somptueux jadis, et redouté. Tout cela est à jamais fini. Tout s'écoule à la
fois, les évènements et les hommes, comme ces flots incessants du
Yang-Tse-Kiang qui vont se perdre dans la mer... » (8),
déclame
G. Debord, sur des images aériennes du palais du Louvre. Que l’herbe fleurisse en paix sur les vestiges du
Louvre, judicieusement rapporté, avec une indiscutable nostalgie, à l’antique
noblesse de l’Empire du milieu et au courant des formes qui emporte
tout, voilà qui nous conduit non seulement bien loin des sombres exploits révolutionnaires de la plèbe
meurtrière, qui profana avant tant d’énergie de tels palais, et de sa république parodique, comme de
l’affirmation péremptoire, encore asservie à l’idéologie du matérialisme dialectique qui porte
si bien son nom, que
« rien
n'est jamais prouvé que par le mouvement réel qui dissout les conditions
existantes, c'est-à-dire l'organisation des rapports de production d'une époque
et les formes de fausse conscience qui ont grandi sur cette base » (9),
mais évoque encore, et de façon troublante, la
sagesse du tao. Quant à ce « mouvement
réel », il a cependant bien d’autres visages, ordonnés à la ronde des
étoiles et des sphères célestes, parce que l’essence de l’homme n’est pas
« l’ensemble des rapports sociaux »,
comme l’affirmait l’auteur dévoyé des Thèses sur Feuerbach.
Plus loin, celui qui fréquentait les tavernes,
comme ses frères François Villon ou ’Omar Khayyam, déclare :
« parler clairement et sans paraboles »,
en disant que :
« Nous sommes les pièces d'un jeu que joue le
ciel. On s'amuse avec nous sur
l'échiquier de l'être, et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du
néant. Que de fois dans les âges, ce drame sublime que nous créons sera joué en
des langues inconnues devant des peuples qui ne sont pas encore...Qu'est-ce que
l'homme, l'esclave de la mort, un voyageur qui passe, l'hôte d'un seul lieu...» (10).
Cette
méditation nous porte encore bien loin, et même complètement au-delà de la
pensée révolutionnaire hégéliano-marxiste de l’ancien théoricien de l’IS. Là encore, G. Debord n’a pas, au
soir de sa vie, tiré explicitement les conclusions qui découlent d’un tel
propos. C’est à nous qu’il reviendra de le faire.
Il n’y a de néant que de l’ignorance. Mais quel
est donc ce ciel ? Quel est donc ce vin qu’il a bu, notre ami ? Et
quel échanson le lui a versé ? Il coule dans le Vase du Graal, il circule sur les
tables du banquet des Dieux, là-bas dans l’Asgard, ici dans le cercle
des sufis, ce vin de la science
qui nous a enivrés avant la création de la vigne. Qu’il regarde les guerriers
rassemblés qui l’attendent pour la dernière bataille, dans la salle du Valhalla,
lui qui voyait dans la guerre le mouvement de l’histoire. Qu’il en
soit sûr, ils ne l’oublieront pas. Quant au grand voyage, il est en nous-mêmes…
et la voie, c’est en marchant qu’on la parcourt.
Malgré toutes ces intuitions, la vérité ancienne
lui est apparemment restée inconnue, du moins dans sa forme explicite et
pleinement consciente. Il n’y avait rien de tel. C’est pourquoi il confie que
« Peut-être aurions-nous pu être un peu moins
dépourvus de pitié si nous avions trouvé quelque entreprise déjà formée qui
nous eut paru mériter l'emploi de nos forces. Mais il n'y avait rien de tel. La
seule cause que nous ayons soutenue, nous avons du la définir et la mener
nous-mêmes, et il n'était rien au-dessus de nous que nous aurions pu considérer
comme estimable... ».
Peut-être n’en aurait-il pas voulu, même s’il
avait eu l’occasion d’en avoir connaissance, s’il était de la caste des
guerriers, puisque c’est dans la guerre qu’il a trouvé sa voie. C’est ce qu’il suggère
en concluant sur un mode paradoxal que pour lui
« la sagesse ne viendra jamais » (11).
Et comme pour
couper court à toute spéculation, mais point celle que nous avons délibérément
menée jusqu’ici, il avait déjà averti, avec son élégance habituelle :
« Que l’on cesse de nous admirer comme si nous
pouvions être supérieurs à notre temps ; et que l’époque se terrifie
elle-même en s’admirant pour ce qu’elle est » (12);
Nous disons : « la vérité
ancienne », mais elle est aussi toujours nouvelle, elle n’a jamais
commencé et c’est pourquoi elle ne peut finir, elle comprend l’action et la
contemplation, comme ni l’une ni l’autre, et l’union des deux.
Il n’a donc pas voulu faire sienne la sagesse
taoïste contenue dans la belle histoire, rapportée d’un poète de l’époque Tang,
par laquelle il conclut son message. On ne dira pas qu’il a montré par là ses
limites, son intelligence était suffisante pour les dépasser. Seule l’occasion
a manqué. C’est le Destin que l’être individuel ne maîtrise pas. Par là il nous
rappelle Baudelaire, autre esprit lumineux perdu dans le monde étouffant de la
bourgeoisie parisienne de son temps, qui l’a progressivement et proprement
détruit…
Voici
cette sagesse :
« Ce qu'un poète de l'époque Tang a écrit, en
se séparant d'un voyageur, pourrais-je l'appliquer à cette heure de mon
histoire : “Je descendis
de cheval, je lui offris le vin de l'adieu, et je lui demandai quel était le
but de son voyage. Il me répondit : je n'ai pas réussi dans les affaires du
monde, je m'en retourne au mont Nan-shan pour y chercher le repos” » (13).
Cependant la citation de
ce poème de Wang Wei par Guy Debord est incomplète ; en voici la
fin :
« Vous n’aurez plus désormais à m’interroger
sur de nouveaux voyages,
Car
la nature est immuable, et les nuages blancs sont éternels ».
Cette omission de notre ami est édifiante, car
cette sagesse est pourtant tout ce qui importe. Il était sur ses traces, mais
il est passé…Maintenant il est mort, il a retourné au mont Nan-Shan pour y
trouver la véritable paix.
Ainsi parle la mort :
« Ceux qui,
circulant au milieu de l’ignorance, se croyant des savants sages par eux-mêmes,
tournent en rond, courant de part en part, ce sont des fous semblables à des
aveugles conduits par des aveugles.
Du départ pour
l’au-delà, le sot n’a pas conscience, l’insouciant qu’affole le vertige de
l’argent, se disant : il y a ce monde ci, il n’y en a pas d’autre,
toujours et toujours il tombe sous ma domination.
Ce que beaucoup ne
réalisent pas même à l’entendre, ce que même l’entendant beaucoup ne sauraient
comprendre, merveille qui l’explique et le possède, l’habile ! merveille
qui le connaît, instruit part un habile !
Enseigné par un homme
vulgaire, cet [âtmân] n’est pas
facile à reconnaître, même s’il y est réfléchi de maintes manières. S’il n’est
pas enseigné par un autre, nul accès n’y mène : car il est plus subtil que
les normes subtiles (de la raison) ; le raisonnement n’y a point part…
Celui qui est difficile
à percevoir, intégré dans le mystère, sis dans le lieu secret (du cœur), habitant
dans la profondeur, primordial, l’homme sage qui l’a réalisé comme dieu par le
yoga de ce qui appartient au Soi, il laisse derrière lui joie et
souffrance… » (14).
Écrit dans la banlieue de
Paris, le mois d’octobre
de l’An de Grâce
du Christ, 2005. (15)
D.T.
NOTES
(1) Thèses sur l’Internationale
situationniste et son temps, 1 ; (texte collectif de
l’Internationaliste situationniste, principalement rédigé par G Debord.)
(2) On peut ainsi reprendre, en
l’appliquant directement au monde moderne lui-même, le jugement que les auteurs
de la célèbre brochure De la misère en milieu étudiant, parmi lesquels figurait
probablement G. Debord, énonçaient magistralement au sujet de la société du
spectacle: « Mais la société du spectacle, dans la représentation qu’elle
se fait d’elle-même et de ses ennemis, impose ses catégories idéologiques pour
la compréhension du monde et de l’histoire. Elle ramène tout ce qui s’y passe à
l’ordre naturel des choses, et enferme les véritables nouveautés qui annoncent
son dépassement dans le cadre restreint de son illusoire nouveauté ».
Ainsi procède en effet la pensée moderne dans sa totalité, et son dépassement
sera bien aussi sa ruine. D’ailleurs, La grossièreté, volontiers insultante,
haineuse et agressive, de l’anti-spiritualité prônée dans le sillage de
l’anticléricalisme de la bourgeoisie révolutionnaire du XVIIIe
siècle par les écrits l’I.S. en son
temps, révèle en réalité la profonde ignorance qui est le fondement du
matérialisme rationaliste moderne et le fait que dans le fond, aucune
intelligence véritable n’est en mesure d’opposer quoi que ce soit à la doctrine
métaphysique de la non dualité, ni même à la formulation religieuse de l’idée
de Dieu.
(3) Cette vérité inconnue de l’humanisme
moderne, et de sa variante socialiste et progressiste, explique son impuissance
à résister efficacement à l’œuvre destructrice du capitalisme mondial. Le
concept fallacieux de « post-modernité », qui ne désigne en réalité
que la forme ultime de la modernité elle-même confrontée à sa propre illusion,
est venu opportunément voiler, encore un
peu plus longtemps, cette vérité.
(4) In
girum imus nocte et consumimur igni. (La formule est un palindrome qui se lit
identiquement dans les deux sens, dans l’ordre des lettres, de gauche à droite
et inversement).
(5) G. Debord, In girum…
(6) Le cas de la Commune de Paris, dans
laquelle K. Marx lui-même avait reconnu « … l'aube de la grande révolution
sociale, qui libérera les hommes à tout jamais du régime des classes » et
« …l’héroïque avant-garde …» de «…l’armée menaçante du prolétariat
mondial… » (K. Marx, Résolution du meeting de commémoration…, mars 1872),
est à cet égard emblématique.
(7) Ce changement de perspective dans la
conscience de G. Debord, tel qu’il s’est exprimé dans ses écrits, peut être
daté de 1988, année de la publication de ses Commentaires sur la société du
spectacle, où, dans le fond, l’idéologie marxiste est abandonnée.
(8) Ibidem.
(9) Ibidem.
(10) Ibidem.
(11) Ibidem.
(12) Thèses
sur l’Internationale situationniste et son temps, 60.
(13)
G. Debord, In girum…
(14) Katha Upanishad ; II, 5-12.
(15) Corrigé en Janvier 2013.