vendredi 10 août 2012

R. T. n° 1 - NOTE - De quelques Ecrits de M. Chodkiewicz





 

 

DE QUELQUES ECRITS

DE

 M. CHODKIEWICZ*




Aucun livre de M. Chodkiewicz n’est paru depuis Un Océan sans rivage, publié en 1992, cependant que son auteur n’a cessé de produire de nombreux articles pour différentes revues et autres ouvrages collectifs. Ceux qui apprécient à leur juste mesure les apports intellectuels de ses écrits ne seront pas surpris de la parution dans le n° 126 de la Revue de l’histoire des religions ( H. Corbin, philosophe et sagesses des religions du livre ), d’un texte critique et argumenté sur la réception de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî dans l’abondante production d’Henri Corbin.
L’auteur a pris le soin de resituer ce dernier dans son contexte car, avant Corbin, il y a une histoire et les études universitaires ont bénéficié au début du siècle d’un savant, Asîn Palacios, prêtre catholique auquel M. Chodkiewicz reconnaît une ouverture et des dispositions intellectuelles plutôt favorables. Ensuite, certainement plus ambigu, le « cas Massignon » dont la figure fut déterminante pour ce qu’on appelle, dans le cadre officiel de l’université, la « Mystique musulmane » et qui, par rapport à Ibn ‘Arabî, se situe à part, puisqu’il n’a jamais vraiment approché ni apprécié son œuvre (et comment aurait-il pu l’apprécier étant donné son attirance spéciale pour la Passion mystique et son manque d’affinité avec la métaphysique de l’ésotérisme islamique). Par certains côtés, la position de Massignon à l’égard de la spiritualité akbarienne nous évoque le peu de compétence d’un S. Lévy ou d’un O. Lacombe qui, à l’égard de la métaphysique orientale, ont fait preuve de sérieuses limites et sévissent encore dans l’approche et l’étude des doctrines hindoues. On ne peut manquer de souligner les effets de leurs volontés communes consistant sur le fond à réduire les traditions orientales, pour les uns, aux bornes exclusives d’une théologie ou d’une philosophie modernisante pour les autres. Même si ce n’est pas tout à fait ce que dit M. Chodkiewicz de Massignon, ce dernier, qui détient toujours dans l’islamologie officielle une autorité surévaluée, est nettement remis à sa place. Que justice soit ainsi faite par un représentant de l’EHESS aura, espérons-le, son effet sur le prestige de ce « converti effervescent » dont la pensée a déjà trop largement répandu la confusion chez ceux notamment qui auraient eu peut-être la capacité d’approcher l’ésotérisme islamique autrement que par des concepts mystiques. A tout cela s’ajoute l’incompréhension récurrente que l’on peut constater dans les milieux chrétiens et universitaires imprégnés des influences idéologiques contemporaines, où l’ethnocentrisme, voir un certain nationalisme plus ou moins conscient, interfère dans l’intelligence des principes fondateurs de la perspective religieuse et l’expression de ses fondements.

            Mais, venons-en à H. Corbin. En 1958 paraît chez Flammarion L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî dont M. Chodkiewicz souligne, à propos du thème principal de l’ouvrage, c’est-à-dire le ‘âlam al-khayâl traduit par « monde imaginal », que son auteur fut le premier à « établir l’importance de sa double fonction médiatrice - dans la hiérarchie des degrés de l’existence universelle - et dans la géographie du voyage initiatique ». Les questions soulevées par le ‘âlâm al-khayâl étant multiples et assez complexes, on peut reconnaître en effet le mérite de H. Corbin d’en avoir facilité l’accès, même si des méprises peuvent surgir en raison notamment de sa surévaluation insistante.
La première difficulté réside, il faut le reconnaître, dans l’expression doctrinale du Shaykh al-akbar qui ne sépare jamais de façon radicale ce qui relève proprement du Tout universel de ses manifestations dans la hiérarchie des degrés de l’Être , comme le font notamment les adeptes de l’Advaita-védântâ.
Ainsi vont se multiplier les malentendus, car, Ibn ‘Arabî n’envisage que rarement les choses hors du point de vue métaphysique le plus élevé, ce qui ne manque pas de donner à certains aspects de son oeuvre un caractère paradoxal. Bien des négligences peuvent être reprochées à H. Corbin, entre autres celles de n’avoir pas suffisamment défini le monde imaginal et de lui assigner une sorte de terme, de seuil infranchissable, en place de la réalisation initiatique. Pour ceux qui n’ont pas une connaissance claire de la théorie des états multiples de l’Être, il peut se produire en effet une confusion du fait que c’est au centre même du monde psychique, en correspondance permanente avec les états supérieurs, donc au centre de l’état humain, que se réalise l’identité avec les haqâ’iq. La question du langage peut avoir également sa part dans la confusion, car la réalisation métaphysique ne peut être soumise au devenir car aucune modification ne peut se produire sur le plan métaphysique. Comme l’a écrit R. Guénon, il s’agit en vérité d’« une prise de conscience de ce qui est », prise de conscience ayant lieu effectivement au centre supérieur de tout état psychique, centre dans lequel précisément, Ibn ‘Arabî place l’activité des dévoilements (tajalliyât) dont le “Monde imaginal” sert de support.
Titus Burckhardt dans son ouvrage Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islâm (Messerschmitt / Derain, 1955 ; ch. « Renouvellement de la Création en chaque instant »), a rédigé des pages d’une grande clarté sur cette question. Il est étonnant que les traducteurs, depuis, n’y aient jamais fait allusion, d’autant que ce disciple du shaykh Darqawî Mohammed at-Tâdilî, reste à ce jour celui qui a le mieux formulé, dans le paysage subtil de la langue française, l’expression arabe du taçawwuf. A défaut de restituer la puissance d’évocation de la langue coranique, on peut comprendre facilement qu’il est indispensable d’utiliser une terminologie précise et débarrassée des acceptions modernes et réduire ainsi, autant qu’il est possible, les fausses interprétations. Concernant H. Corbin, M. Chodkiewicz résume ses remarques en trois points : d’abord la fausse distinction d’une « religion mystique », dont le Shaykh al-akbar est un représentant éminent, qui serait comme en opposition à une « religion légalitaire » alors que l’islam d’Ibn ‘Arabî est « l’islam intégral » en lequel la Loi et la Voie sont inséparables ; ensuite, « l’ islam vécu par Ibn ’Arabî est l’ islam sunnite dont l’orthodoxie est garantie par les Awliya » et non « une attitude chî’ite dissimulée ». L’absurdité de cette attribution est confirmée par un exemple assez accablant concernant le livre d’Ibn Qasî, accrédité comme « l’initiateur d’un mouvement shî’ite ismaélien » que Corbin cite pour sa thèse, sans avoir pris la peine d’ « examiner lui-même cet ouvrage ni le commentaire qu’en fait Ibn ’Arabî ». Ce dernier, en effet, « intéressé par les propos d’Ibn Qasî, ne cache pas sa déception à mesure qu’il avance dans sa lecture et finit par déclarer qu’Ibn Qasî est un ignorant (jâhil) ». Enfin, le monde imaginal, ’âlam al-khayâl, comme nous venons de le dire, n’occupe pas la première place. Si le « terme ultime », selon Corbin, « ce degré de l’ Unitude divine absolu, Ahadiyyah, se manifeste dans l’acte d’illumination de l’âme du “mystique”, quelque chose qui est pourvu d’une forme et d’une figure », il faut également tenir compte que « ces assertions catégoriques sont démenties par des textes nombreux dont Corbin n’a pas tenu compte et qui interdisent de considérer la perception des haqâ’iq sous les formes qu’elles revêtent dans le monde imaginal comme le point extrême de l’itinerium in deum », et l’article de se conclure sur la remarque que la « validité noétique » des « théophanies formelles dont le ‘âlam al-khayâl est le théâtre » ne peut s’appliquer à un terme mais seulement à une étape de la réalisation spirituelle et « ne constitue encore qu’une approche imparfaite de la Réalité ultime ».
Si la terminologie de Corbin n’est pas remise en cause par M. Chodkiewicz, nous pensons que bien des imprécisions y trouvent leur véhicule, à commencer par l’abus du terme mystique et de bien d’autres locutions spéciales choisies pour masquer une limite intellectuelle dans la conception de la relation des formes corporelles et psychiques (qu’ englobe le ’Âlam al-mithâl) avec la pure Réalité spirituelle (Haqîqah), relation complexe mais toujours exprimée avec rigueur dans les textes d’Ibn ’Arabî. A cet égard, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que l’esprit profane de l’enseignement officiel peut sérieusement faire obstacle à l’approche de cette rigueur qui repose essentiellement sur l’intelligence de la composition interne du Coran à laquelle il ne peut finalement que rester étranger par son esprit même.
L’utilisation du terme mystique par M. Chodkiewicz pourrait aussi lui être reprochée ainsi que quelques autres plus ou moins fiables et très courants dans la terminologie universitaire. Ils n’entraînent pourtant, chez lui, aucune confusion, même si l’on peut regretter par ailleurs sous la plume de l’auteur d’Un océan sans rivage, une trop large fréquence du terme « néant », en place du « non-être » ou de la « non-manifestation ». Il paraît pourtant évident que la traduction du terme arabe ‘adam par « non-être », évoque mieux la justesse de sa signification que « néant ». Assimiler ce dernier à une impossibilité pure et simple, comme le fait R. Guénon, c’est se prévenir de toutes les connotations peu intelligibles, voire morbides, que lui ont attribuées l’histoire de la philosophie moderne. Bien que l’étymologie de ce terme provienne du latin ne gentem ou nec entem qui signifie littéralement « non-être », il y a nécessité à redéfinir son acception douteuse ou d’abandonner ce néant au triste devenir de la pensée actuelle. Le terme « non-être » (ou « non-existant ») possède l’avantage de ne pas faire partie du langage falsifié et, métaphysiquement, d’inclure la possibilité de l’être et d’exprimer au mieux la définition imagée qu’en donne le Shaykh al-Akbar lui-même dans son Kitâb inshâ’ ad-dawâ’ir al-ihâtiyya (traduit par P. Funton & M. Gloton, le Livre de la Production des Cercles, paru aux éditions de l’éclat, Paris, 96, voir p.5).
Il reste que malgré ces remarques une lecture attentive des écrits de M. Chodkiewicz dissipe toute confusion entre le monde psychique et la réalité spirituelle, ce qui est malgré tout essentiel et remarquable de la part d’un savant oeuvrant dans l’enceinte universitaire. Enfin un dernier point appréciable : M. Chodkiewicz ne remet pas en cause la personne d’Henri Corbin (ni d’ailleurs celle de Massignon) et reconnaît, comme il se doit, le bénéfice de leurs contributions à ce qu’il désigne par l’« Islamologie contemporaine ». Ces réserves, à l’égard de ses prédécesseurs, sont donc des réserves d’usage et ne sauraient en conséquence entraîner aucun discrédit sur « les études akbariennes de Corbin ». Il est souligné à juste titre que ces dernières n’épuisent pas son « œuvre considérable » et passionnée sur le Shî’isme iranien et l’ « Imamologie ».

Cette attitude respectueuse à l’égard des personnes et qui est tout à l’honneur de son auteur semble cependant avoir fait une exception dans le dernier ouvrage déjà mentionné, Un océan sans rivage, quoique d’une façon presque impersonnelle puisque la ou les personnes incriminées – le mode employé étant indéfini – étaient seules susceptibles de se reconnaître. En l’occurrence, il devait s’agir, sauf erreur, d’une seule personnalité qui n’a pas manqué de signaler l’« attaque » et s’en est longuement expliqué dans une réponse en plusieurs chapitres d’un ouvrage fort intéressant. Et, en effet, si C. A. Gilis n’avait relevé la phrase quelque peu blessante dont il s’était reconnu le destinataire, personne ne l’aurait sans doute remarquée. Après ces mises au point à l’endroit de quelques savants universitaires, il nous est difficile de passer sous silence ces quelques autres remarques, en retour et pour le moins sévères, qu’elles soient justifiées ou non, venant d’un auteur pour qui l’œuvre et l’enseignement d’Ibn‘ Arabî, font l’objet d’une méditation incessante et d’une production d’ouvrages riches en apports intellectuels. Nous avions rendu compte dans un numéro de V.L.T. du livre de C. A. Gilis, Etudes complémentaire sur le Califat, dont la plus grande partie, Un océan sans rivage et la doctrine ésotérique du Califat, reprenait en sept chapitres et sans ménagement plusieurs aspects doctrinaux de l’ouvrage de M. Chodkiewicz. Ces remarques complémentaires de C. A. Gilis le sont très certainement, comme l’indique le titre, mais notons déjà qu’il n’y avait pas lieu pour les exposer d’adopter un ton si polémique et supérieur. Il ne peut échapper à personne que les précisions et interprétations des commentaires d’Ibn ‘Arabî de M. Chodkiewicz se réfèrent principalement au Coran et aux Ahadîth, ensuite aux auteurs du taçawwuf, réservant les autres références plus spécialement pour les renvois aux textes ouvrant l’accès à la recherche, sans nuire pour cela aux questions proprement de fond. Sur ce point, évidemment, la perspective de C. A. Gilis diffère. Ne s’adressant pas de prime abord au même lecteur, les visées respectives de ces deux akbariens, répondent à différentes exigences qui ne sauraient être exclusives les unes des autres, car si nous parlons d’Ibn ‘Arabî, c’est bien en effet le verbe d’Ibn ‘Arabî qui seul, doit faire autorité.
A ne pas reconnaître cela, on risque fort de ressembler aux aveugles de la parabole hindoue touchant chacun une partie corporelle d’un éléphant dans l’obscurité, le décrivant tous de façon contradictoire. Qui peut prétendre aujourd’hui connaître le Coran par cœur et par le Cœur, le Hadîth et la jurisprudence, être rattaché au taçawwuf et s’être assimilé la grammaire, le kalâm, la falsafa, la science des lettres, l’hermétisme, c’est à dire l’astrologie, l’alchimie et certainement bien d’autres choses encore comme les enseignements directs délivrés dans les rencontres avec les Shuyûr, détenteurs de ces savoirs aujourd’hui à peu près complètement disparus ?
Quoi qu’il en soit, et puisque M. Chodkiewicz n’a pas jugé utile de répondre à ces objections, ce sera au lecteur de prolonger lui-même ce travail de réflexion avec la lecture difficile de la plus complexe des œuvres spirituelles de l’islam, pour laquelle l’enseignements de Guénon nous semble fort appréciable. Sur ce dernier point, à titre indicatif, bien des difficultés peuvent être levées après la lecture de l’article, l’«Offrande au Prophète » de Muhammad al-Burhânpurî, paru dans « Connaissance des religions » (vol. IV, 1988), ainsi que la préface de sa traduction de l’Epître sur l’Unicité Absolue  de Awhad al-dîn Balyânî (Les Deux Océans, Paris, 1989), qui sont des textes précieux dans lesquels M. Chodkiewicz prévient de tous les malentendus susceptibles de surgir des écrits spirituels et même de toutes traductions de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, voire de toutes traductions islamiques de l’arabe au français, particulièrement pour un lecteur non universitaire formé à l’approche de l’islam ou du taçawwuf par la lecture des livres de R. Guénon. D’une façon générale, les désaccords doctrinaux et autres malentendus, trouvent souvent leurs solutions dès lors que l’on transpose les énoncés, qu’ils soient d’ordre philosophiques ou théologiques, au-delà du point de vue individuel. La faculté d’exprimer une même idée de différentes façons provient directement de la vision intégrale propre à la réalisation spirituelle.

L’assimilation intellectuelle de l’œuvre de R. Guénon qui reste la signature par excellence de cette perspective intégrale permet entre autres de résoudre sans difficulté la divergence entre Abd al-Karim al-Jîlî et Ibn ’Arabî sur les « trois points » qui font l’objet d’un autre texte de M. Chodkiewicz, paru dans un ouvrage collectif en hommage à Roger Deladrière (publié en 2002 aux éditions Carispript).
L’émir Abd al-Qâdir signale dans son kitab al-mawâquif « Le shaykh Mustaphâ al- Bakrî (ob. 1161 /1749) a mentionné dans son commentaire de l’Oraison de l’aube qu’il y avait à Damas, dans le quartier de la Sâlihiyya, un homme pieux qui avait le dessein de composer un commentaire de la ‘Ayniyya de l’imâm al-Jîlî (…). Or le shaykh Muhyî-d-dîn lui apparut pendant son sommeil et lui défendit d’exécuter ce projet, lui disant : “ Ne fais pas cela, car il m’a jeté trois cailloux ” ». Les critiques de Jîlî reposent sur une différence de point de vue à l’égard du ‘ilm (la science) dans le rapport à son objet, c’est à dire le ma’lûm. Pour ‘Ibn ‘Arabî, la science se conforme à son objet car « (…) conformément à la doctrine de l’unicité de l’être (wahdat al-wujûd), l’existentiation (ijâd) n’est en réalité rien d’autre que la manifestation dans les possibles de l’unique wujûd, ce que reçoit chacun d’eux de cette théophanie étant déterminé par son isti’dâd, sa “ prédisposition”, c’est à dire par les limites qui lui étaient propres dans cet état de thubût dont il n’est sorti qu’en apparence. Il en résulte que la nature et le destin des étants (al mawjûdât) ne sont nullement abstraits mais dépendent de la connaissance – parfaite, donc rigoureusement adéquate à son objet – que Dieu a des a’yân thâbita ».
Nâbulusî, qui est un connaisseur à la fois d’Ibn ‘Arabî et de Jîlî ne prendra pas position comme plus tard l’émir Abd al-Qâdir, les deux points de vue contradictoires étant pour lui défendables : « Toute science est nécessairement science de quelque chose ; ce quelque chose lui est donc logiquement antérieur ». En effet, les difficultés disparaissent dès lors que l’on prend soin de préciser sous quel rapport « ce qui est connu précède « la science » (‘ilm) ou la connaissance (rutbat al-‘ilm). Si l’on considère la science telle qu’elle se manifeste dans le sujet que nous sommes, avec sa capacité de connaître, elle sera par là même nécessairement conditionnée, non par l’objet connu, mais par notre propre état ontologique ou spirituel. Quant à la science divine, étant par nature inconditionnée, éternelle, elle ne se différencie jamais de son objet, qui à ce degré – plus exactement à ce non-degré – « exclut toute précédence (taqdîm) de l’une sur l’autre », mais il faudra bien distinguer, lorsqu’on dit « ne se différencie jamais de son objet », l’objet conçu comme une dualité dans son rapport au sujet, de l’objet contenu sans dualité dans la science divine. Le lecteur trouvera dans ce texte de M. Chodkiewicz tout le détail de la controverse qui se conclut dans trois extraits choisis des Mawâquif du célèbre émir algérien.
Nous soulignerons encore une fois, comme nous l’avions fait pour le compte-rendu de La lettre à ceux qui critiquent le soufisme du Shaykh ‘Alawî (traduit par E. Chabry), cette même noblesse d’esprit avec lequel l’émir remet en ordre les propos d’Abd al-Karîm al-Jîlî, « seulement dans la stricte mesure nécessaire » car lui-même se mentionne comme « une goutte dans l’océan de cet imâm ». A la thèse contestée qu’ Ibn‘ Arabî propose, à savoir une « inconcevable relation de subordination » de Dieu « puisant » dans « autre que lui », il précise la distinction entre les Noms divins « al-‘alîm et al-khabîr » (le Connaisseur et le plus Instruit sur tout) , la science provenant de ce dernier Nom « ( …) est effectivement tirée (mustafâd) des créatures et n’ajoute rien à ce que Dieu sait de toute éternité. Sa fonction est judiciaire : elle donne à Dieu la “ preuve décisive ” (Cor. 6 : 149) ». Dans le second texte, l’émir considère la science divine des mawjûdât (existentiations) qui, elle- même, dépend des a’yân thâbita (les essences immuables). Ces dernières sont métaphysiquement contenues par « ce que Dieu sait de toute éternité », donc, « La science que Dieu a de sa propre Essence embrasse tout ce qui est présent dans cette Essence et, par suite, tous les possibles ». En référence à cette façon d’exprimer la science à son plus haut degré, la divergence de l’auteur d’al-Insân al-Kâmil ( traduit partiellement par Titus Burckhardt sous le titre « De l ’Homme universel », Derain, Lyon, 1953, ) s’appuyant sur l’expression, « récurrente dans l’œuvre du Shaykh al-akbar : al-’ilm tâbi’ lî l-ma’lûm ( La science se conforme à son objet ) », afin de la remettre en cause, devient pour nous incompréhensible. Difficile de comprendre aussi la réticence d’Abd al-Karîm al-Jîlî relative à l’apport de la notion de thubût, peu développée ici par M. Chodkiewicz, et qui est une formulation équivalente des possibilités de manifestation, en tant qu’elles ne se manifestent pas, contenues dans la Possibilité universelle et infinie (voir le premier chapitre des États multiples de l’Être, R. Guénon, Paris, 1932). Les notions de thubût et de a’yân al-thâbita, qui reçoivent ici une exposition complémentaire de ce que l’auteur avait jadis commenté dans la préface d’un autre ouvrage collectif, Les Illuminations de la Mecque (Sindbad, Paris, 89) sont si évidentes qu’on a peine à croire qu’elles puissent être discutées par un Maître comme Abd al-Karîm al-Jîlî. On achoppe là finalement sur des questions bien scolastiques, et il est permis de penser qu’il se cache peut-être quelque chose derrière cette objection critique pouvant paraître, à certains égards, d’une naïveté bien surprenante, car, et ce point aussi contient un certain mystère, l’auteur remarque après avoir cité une phrase d’al-Jîlî extraite du chapitre 86 d’ al-Insân al-kâmil sur la Qudra : « C’est par Sa science de Sa propre Essence qu’Il (= Dieu) connaît Ses créatures », qu’« Ibn’ Arabî ne dit pas autre chose » et que « l’accord sur ce point est fondamental », et de conclure ensuite qu’il n’y a « pas d’objection à faire à l’imâm (Ibn’Arabî) car sa position est juste dans les limites que nous avons rappelées même s’il se trompe quant au statut (hukm) ainsi que nous l’avons expliqué ». Ce statut contesté, visant les créatures et l’antériorité que l’être (al-wujûd) possède sur l’être des choses, en tant qu’il est de Dieu, est suivi du verset coranique ( Cor. 12 : 76 ) : « et au-dessus de tout savant il y a un plus savant que lui ». M. Chodkiewicz conclut sans plus de commentaire, que « c’est l’impertinence de tels propos à l’égard d’un shaykh vénéré qui indigne les disciples d’Ibn ‘Arabî et provoque leurs répliques » et que sur le fond, « il ne met finalement en cause aucune notion véritablement axiale de cet enseignement akbarien qui a nourri sa vie et son œuvre », les « trois cailloux » ne pouvant pas ébranler « les fondations de l’édifice imposant dont Ibn ’Arabî fut l’architecte inspiré ».
Mais rien ne permet vraiment de penser sur le fond qu’ al-Jîlî ait voulu porter une atteinte quelconque contre le Shaykh al-akbar. Finalement, ce qui reste visé, au- delà de ces controverses dont M. Chodkiewicz s’est fait tour à tour l’auteur et le porte-parole désintéressé, pourrait bien être une attitude trop servile tendant à tout accepter d’un maître, fût-il le plus grand, sans un examen approfondi. La mise à l’épreuve d’une doctrine n’est-elle pas, à terme, sa meilleure preuve ?

Pour conclure, nous dirons quelques mots de la présentation, toujours par M. Chodkiewicz, du commentaire de Sitt Ajam (H. 686) au traité d’Ibn’ Arabî,  Sharh al-mashâhid al-qudsiyya, publié en édition critique par Bakri Aladdin / Souad Hakim IFPO DGCID-CNRS, Damas, 2004 (et qui reste non traduit à ce jour). Cette préface, la seule partie de l’ouvrage rédigée en français, nous révèle une personnalité singulière et peu connue « puisqu’il s’agit d’une femme Ummî c’est à dire « illettrée », qui, à partir d’une lecture à haute voix par son compagnon des quatorze chapitres du livre susdit (que l’on peut traduire par “L’explication des témoignages des secrets de la Sainteté) lui dicte ensuite “le discours inspiré” ». M. Chodkiewicz remarque que rien ne permet de voir en cet époux un ‘ârif bi-Llâh, « du moins a-t-il sans aucun doute une solide connaissance intellectuelle de la doctrine akbarienne, une familiarité avec son vocabulaire technique, faute de quoi il n’aurait pu nous léguer une rédaction correcte de ce qu’il a entendu… ».
Nous ne saurions aller plus loin dans le compte-rendu de ce texte n’ayant pas les connaissances suffisantes en arabe pour l’avoir lu et compris. Nous mentionnons très simplement cette passionnante introduction afin de conclure par l’évocation de cet « héritage » akbarien qui a le mérite de bousculer une certaine rigidité entretenue de nos jours à l’égard des savantes connaissances doctrinales (comme celles dont nous venons de parler) et de souligner l’hommage rendu à cette femme qui reçut en vision l’autorisation du plus grand des Shuyûkh et à qui va « [être] infusée la science nécessaire à l’accomplissement de son rôle d’interprète ».
En effet il est rafraîchissant de lire sous la plume de M. Chodkiewicz lui-même que « …le Sheykh al-akbar ne nous invite pas à des débats érudits sur ses écrits : il nous appelle à prendre la route et à marcher vers le pays sans carte où se lèvent les étoiles… ».



* Texte revu et corrigé (paru en 2008 dans le n° 112 de la revue Vers La Tradition).