DE QUELQUES ECRITS
DE
M.
CHODKIEWICZ*
Aucun livre de
M. Chodkiewicz n’est paru depuis Un Océan sans rivage, publié en 1992,
cependant que son auteur n’a cessé de produire de nombreux articles pour
différentes revues et autres ouvrages collectifs. Ceux qui apprécient à leur
juste mesure les apports intellectuels de ses écrits ne seront pas surpris de
la parution dans le n° 126 de la
Revue de l’histoire des religions ( H. Corbin,
philosophe et sagesses des religions du livre ), d’un texte critique et
argumenté sur la réception de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî dans l’abondante production
d’Henri Corbin.
L’auteur a
pris le soin de resituer ce dernier dans son contexte car, avant Corbin, il y a
une histoire et les études universitaires ont bénéficié au début du siècle d’un
savant, Asîn Palacios, prêtre catholique auquel M. Chodkiewicz reconnaît une
ouverture et des dispositions intellectuelles plutôt favorables. Ensuite,
certainement plus ambigu, le « cas Massignon » dont la figure fut déterminante
pour ce qu’on appelle, dans le cadre officiel de l’université, la « Mystique
musulmane » et qui, par rapport à Ibn ‘Arabî, se situe à part, puisqu’il n’a
jamais vraiment approché ni apprécié son œuvre (et comment aurait-il pu
l’apprécier étant donné son attirance spéciale pour la Passion mystique et son
manque d’affinité avec la métaphysique de l’ésotérisme islamique). Par
certains côtés, la position de Massignon à l’égard de la spiritualité
akbarienne nous évoque le peu de compétence d’un S. Lévy ou d’un O. Lacombe
qui, à l’égard de la métaphysique orientale, ont fait preuve de sérieuses
limites et sévissent encore dans l’approche et l’étude des doctrines hindoues.
On ne peut manquer de souligner les effets de leurs volontés communes
consistant sur le fond à réduire les traditions orientales, pour les uns, aux
bornes exclusives d’une théologie ou d’une philosophie modernisante pour les
autres. Même si ce n’est pas tout à fait ce que dit M. Chodkiewicz de
Massignon, ce dernier, qui détient toujours dans l’islamologie officielle une
autorité surévaluée, est nettement remis à sa place. Que justice soit ainsi
faite par un représentant de l’EHESS aura, espérons-le, son effet sur le
prestige de ce « converti effervescent » dont la pensée a déjà trop
largement répandu la confusion chez ceux notamment qui auraient eu peut-être la
capacité d’approcher l’ésotérisme islamique autrement que par des concepts
mystiques. A tout cela s’ajoute l’incompréhension récurrente que l’on peut
constater dans les milieux chrétiens et universitaires imprégnés des influences
idéologiques contemporaines, où l’ethnocentrisme, voir un certain nationalisme
plus ou moins conscient, interfère dans l’intelligence des principes fondateurs
de la perspective religieuse et l’expression de ses fondements.
Mais,
venons-en à H. Corbin. En 1958 paraît chez Flammarion L’imagination
créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî dont M. Chodkiewicz souligne, à
propos du thème principal de l’ouvrage, c’est-à-dire le ‘âlam al-khayâl
traduit par « monde imaginal », que son auteur fut le premier à « établir
l’importance de sa double fonction médiatrice - dans la hiérarchie des degrés
de l’existence universelle - et dans la géographie du voyage initiatique ». Les
questions soulevées par le ‘âlâm al-khayâl étant multiples et assez complexes,
on peut reconnaître en effet le mérite de H. Corbin d’en avoir facilité
l’accès, même si des méprises peuvent surgir en raison notamment de sa
surévaluation insistante.
La première
difficulté réside, il faut le reconnaître, dans l’expression doctrinale du
Shaykh al-akbar qui ne sépare jamais de façon radicale ce qui relève proprement
du Tout universel de ses manifestations dans la hiérarchie des
degrés de l’Être , comme le font notamment les adeptes de l’Advaita-védântâ.
Ainsi vont se
multiplier les malentendus, car, Ibn ‘Arabî n’envisage que rarement les choses
hors du point de vue métaphysique le plus élevé, ce qui ne manque pas de donner
à certains aspects de son oeuvre un caractère paradoxal. Bien des négligences
peuvent être reprochées à H. Corbin, entre autres celles de n’avoir pas
suffisamment défini le monde imaginal et de lui assigner une sorte de terme, de
seuil infranchissable, en place de la réalisation initiatique. Pour ceux qui
n’ont pas une connaissance claire de la théorie des états multiples de l’Être,
il peut se produire en effet une confusion du fait que c’est au centre même du
monde psychique, en correspondance permanente avec les états supérieurs, donc
au centre de l’état humain, que se réalise l’identité avec les haqâ’iq.
La question du langage peut avoir également sa part dans la confusion, car la
réalisation métaphysique ne peut être soumise au devenir car aucune
modification ne peut se produire sur le plan métaphysique. Comme l’a écrit R.
Guénon, il s’agit en vérité d’« une prise de conscience de ce qui est »,
prise de conscience ayant lieu effectivement au centre supérieur de tout état
psychique, centre dans lequel précisément, Ibn ‘Arabî place l’activité des
dévoilements (tajalliyât) dont le “Monde imaginal” sert de support.
Titus
Burckhardt dans son ouvrage Introduction aux doctrines ésotériques de
l’Islâm (Messerschmitt / Derain, 1955 ; ch. « Renouvellement de la Création en chaque
instant »), a rédigé des pages d’une grande clarté sur cette question. Il est
étonnant que les traducteurs, depuis, n’y aient jamais fait allusion, d’autant
que ce disciple du shaykh Darqawî Mohammed at-Tâdilî, reste à ce jour celui qui
a le mieux formulé, dans le paysage subtil de la langue française, l’expression
arabe du taçawwuf. A défaut de restituer la puissance d’évocation de la
langue coranique, on peut comprendre facilement qu’il est indispensable
d’utiliser une terminologie précise et débarrassée des acceptions modernes et
réduire ainsi, autant qu’il est possible, les fausses interprétations.
Concernant H. Corbin, M. Chodkiewicz résume ses remarques en trois points :
d’abord la fausse distinction d’une « religion mystique », dont le Shaykh
al-akbar est un représentant éminent, qui serait comme en opposition à une «
religion légalitaire » alors que l’islam d’Ibn ‘Arabî est « l’islam intégral »
en lequel la Loi
et la Voie sont
inséparables ; ensuite, « l’ islam vécu par Ibn ’Arabî est l’ islam sunnite
dont l’orthodoxie est garantie par les Awliya » et non « une attitude
chî’ite dissimulée ». L’absurdité de cette attribution est confirmée par un
exemple assez accablant concernant le livre d’Ibn Qasî, accrédité comme «
l’initiateur d’un mouvement shî’ite ismaélien » que Corbin cite pour sa thèse,
sans avoir pris la peine d’ « examiner lui-même cet ouvrage ni le commentaire
qu’en fait Ibn ’Arabî ». Ce dernier, en effet, « intéressé par les propos d’Ibn
Qasî, ne cache pas sa déception à mesure qu’il avance dans sa lecture et finit
par déclarer qu’Ibn Qasî est un ignorant (jâhil) ». Enfin, le monde
imaginal, ’âlam al-khayâl, comme nous venons de le dire, n’occupe pas la
première place. Si le « terme ultime », selon Corbin, « ce degré de l’ Unitude
divine absolu, Ahadiyyah, se manifeste dans l’acte d’illumination de
l’âme du “mystique”, quelque chose qui est pourvu d’une forme et d’une figure
», il faut également tenir compte que « ces assertions catégoriques sont
démenties par des textes nombreux dont Corbin n’a pas tenu compte et qui
interdisent de considérer la perception des haqâ’iq sous les formes
qu’elles revêtent dans le monde imaginal comme le point extrême de l’itinerium
in deum », et l’article de se conclure sur la remarque que la « validité
noétique » des « théophanies formelles dont le ‘âlam al-khayâl est le
théâtre » ne peut s’appliquer à un terme mais seulement à une étape de la
réalisation spirituelle et « ne constitue encore qu’une approche imparfaite de la Réalité ultime ».
Si la
terminologie de Corbin n’est pas remise en cause par M. Chodkiewicz, nous
pensons que bien des imprécisions y trouvent leur véhicule, à commencer par
l’abus du terme mystique et de bien d’autres locutions spéciales choisies pour
masquer une limite intellectuelle dans la conception de la relation des formes
corporelles et psychiques (qu’ englobe le ’Âlam al-mithâl) avec la
pure Réalité spirituelle (Haqîqah), relation complexe mais toujours
exprimée avec rigueur dans les textes d’Ibn ’Arabî. A cet égard, il n’est
peut-être pas inutile de rappeler que l’esprit profane de l’enseignement
officiel peut sérieusement faire obstacle à l’approche de cette rigueur qui
repose essentiellement sur l’intelligence de la composition interne du Coran à
laquelle il ne peut finalement que rester étranger par son esprit même.
L’utilisation
du terme mystique par M. Chodkiewicz pourrait aussi lui être reprochée ainsi
que quelques autres plus ou moins fiables et très courants dans la terminologie
universitaire. Ils n’entraînent pourtant, chez lui, aucune confusion, même si
l’on peut regretter par ailleurs sous la plume de l’auteur d’Un océan sans
rivage, une trop large fréquence du terme « néant », en place du « non-être
» ou de la « non-manifestation ». Il paraît pourtant évident que la traduction
du terme arabe ‘adam par « non-être », évoque mieux la justesse
de sa signification que « néant ». Assimiler ce dernier à une impossibilité
pure et simple, comme le fait R. Guénon, c’est se prévenir de toutes les
connotations peu intelligibles, voire morbides, que lui ont attribuées
l’histoire de la philosophie moderne. Bien que l’étymologie de ce terme
provienne du latin ne gentem ou nec entem qui signifie
littéralement « non-être », il y a nécessité à redéfinir son acception douteuse
ou d’abandonner ce néant au triste devenir de la pensée actuelle. Le terme «
non-être » (ou « non-existant ») possède l’avantage de ne pas faire partie du
langage falsifié et, métaphysiquement, d’inclure la possibilité de l’être et
d’exprimer au mieux la définition imagée qu’en donne le Shaykh al-Akbar
lui-même dans son Kitâb inshâ’ ad-dawâ’ir al-ihâtiyya (traduit par P.
Funton & M. Gloton, le Livre de la Production des Cercles, paru aux éditions de
l’éclat, Paris, 96, voir p.5).
Il reste que
malgré ces remarques une lecture attentive des écrits de M. Chodkiewicz dissipe
toute confusion entre le monde psychique et la réalité spirituelle, ce qui est
malgré tout essentiel et remarquable de la part d’un savant oeuvrant dans
l’enceinte universitaire. Enfin un dernier point appréciable : M. Chodkiewicz ne remet pas en cause la personne
d’Henri Corbin (ni d’ailleurs celle de Massignon) et reconnaît, comme il se
doit, le bénéfice de leurs contributions à ce qu’il désigne par l’«
Islamologie contemporaine ». Ces réserves, à l’égard de ses prédécesseurs,
sont donc des réserves d’usage et ne sauraient en conséquence entraîner aucun
discrédit sur « les études akbariennes de Corbin ». Il est souligné à juste
titre que ces dernières n’épuisent pas son « œuvre considérable » et passionnée
sur le Shî’isme iranien et l’ « Imamologie ».
Cette attitude
respectueuse à l’égard des personnes et qui est tout à l’honneur de son auteur
semble cependant avoir fait une exception dans le dernier ouvrage déjà
mentionné, Un océan sans rivage, quoique d’une façon presque
impersonnelle puisque la ou les personnes incriminées – le mode employé étant
indéfini – étaient seules susceptibles de se reconnaître. En l’occurrence, il
devait s’agir, sauf erreur, d’une seule personnalité qui n’a pas manqué de
signaler l’« attaque » et s’en est longuement expliqué dans une réponse en
plusieurs chapitres d’un ouvrage fort intéressant. Et, en effet, si C. A. Gilis
n’avait relevé la phrase quelque peu blessante dont il s’était reconnu le
destinataire, personne ne l’aurait sans doute remarquée. Après ces mises au
point à l’endroit de quelques savants universitaires, il nous est difficile de
passer sous silence ces quelques autres remarques, en retour et pour le moins
sévères, qu’elles soient justifiées ou non, venant d’un auteur pour qui l’œuvre
et l’enseignement d’Ibn‘ Arabî, font l’objet d’une méditation incessante et
d’une production d’ouvrages riches en apports intellectuels. Nous avions rendu
compte dans un numéro de V.L.T. du
livre de C. A. Gilis, Etudes complémentaire sur le Califat, dont la plus
grande partie, Un océan sans rivage et la doctrine ésotérique du Califat,
reprenait en sept chapitres et sans ménagement plusieurs aspects doctrinaux de
l’ouvrage de M. Chodkiewicz. Ces remarques complémentaires de C. A. Gilis le
sont très certainement, comme l’indique le titre, mais notons déjà qu’il n’y
avait pas lieu pour les exposer d’adopter un ton si polémique et supérieur. Il
ne peut échapper à personne que les précisions et interprétations des
commentaires d’Ibn ‘Arabî de M. Chodkiewicz se réfèrent principalement au Coran
et aux Ahadîth, ensuite aux auteurs du taçawwuf, réservant les
autres références plus spécialement pour les renvois aux textes ouvrant l’accès
à la recherche, sans nuire pour cela aux questions proprement de fond. Sur ce
point, évidemment, la perspective de C. A. Gilis diffère. Ne s’adressant pas de
prime abord au même lecteur, les visées respectives de ces deux akbariens,
répondent à différentes exigences qui ne sauraient être exclusives les unes des
autres, car si nous parlons d’Ibn ‘Arabî, c’est bien en effet le verbe d’Ibn
‘Arabî qui seul, doit faire autorité.
A ne pas
reconnaître cela, on risque fort de ressembler aux aveugles de la parabole
hindoue touchant chacun une partie corporelle d’un éléphant dans l’obscurité, le
décrivant tous de façon contradictoire. Qui peut prétendre aujourd’hui
connaître le Coran par cœur et par le Cœur, le Hadîth et la
jurisprudence, être rattaché au taçawwuf et s’être assimilé la
grammaire, le kalâm, la falsafa, la science des lettres, l’hermétisme,
c’est à dire l’astrologie, l’alchimie et certainement bien d’autres choses
encore comme les enseignements directs délivrés dans les rencontres avec les Shuyûr,
détenteurs de ces savoirs aujourd’hui à peu près complètement disparus ?
Quoi qu’il en
soit, et puisque M. Chodkiewicz n’a pas jugé utile de répondre à ces
objections, ce sera au lecteur de prolonger lui-même ce travail de réflexion avec
la lecture difficile de la plus complexe des œuvres spirituelles de l’islam,
pour laquelle l’enseignements de Guénon nous semble fort appréciable. Sur
ce dernier point, à titre indicatif, bien des difficultés peuvent être levées
après la lecture de l’article, l’«Offrande au Prophète » de Muhammad
al-Burhânpurî, paru dans « Connaissance des religions » (vol. IV, 1988), ainsi
que la préface de sa traduction de l’Epître sur l’Unicité Absolue de
Awhad al-dîn Balyânî (Les Deux Océans, Paris, 1989), qui sont des textes
précieux dans lesquels M. Chodkiewicz prévient de tous les malentendus
susceptibles de surgir des écrits spirituels et même de toutes traductions de
l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, voire de toutes traductions islamiques de l’arabe au
français, particulièrement pour un lecteur non universitaire formé à l’approche
de l’islam ou du taçawwuf par la lecture des livres de R. Guénon. D’une
façon générale, les désaccords doctrinaux et autres malentendus, trouvent souvent
leurs solutions dès lors que l’on transpose les énoncés, qu’ils soient d’ordre philosophiques ou théologiques, au-delà du point de
vue individuel. La faculté d’exprimer une même idée de différentes façons
provient directement de la vision intégrale propre à la réalisation
spirituelle.
L’assimilation
intellectuelle de l’œuvre de R. Guénon qui reste la signature par excellence de
cette perspective intégrale permet entre autres de résoudre sans difficulté la
divergence entre Abd al-Karim al-Jîlî et Ibn ’Arabî sur les « trois points »
qui font l’objet d’un autre texte de M. Chodkiewicz, paru dans un ouvrage
collectif en hommage à Roger Deladrière (publié en 2002 aux éditions
Carispript).
L’émir Abd
al-Qâdir signale dans son kitab al-mawâquif « Le shaykh Mustaphâ
al- Bakrî (ob. 1161 /1749) a mentionné dans son commentaire de l’Oraison
de l’aube qu’il y avait à Damas, dans le quartier de la Sâlihiyya, un homme
pieux qui avait le dessein de composer un commentaire de la ‘Ayniyya de
l’imâm al-Jîlî (…). Or le shaykh Muhyî-d-dîn lui apparut pendant son sommeil et
lui défendit d’exécuter ce projet, lui disant : “ Ne fais pas cela, car il m’a
jeté trois cailloux ” ». Les critiques de Jîlî reposent sur une différence de
point de vue à l’égard du ‘ilm (la science) dans le rapport à son
objet, c’est à dire le ma’lûm. Pour ‘Ibn ‘Arabî, la science se conforme
à son objet car « (…) conformément à la doctrine de l’unicité de l’être (wahdat
al-wujûd), l’existentiation (ijâd) n’est en réalité rien d’autre
que la manifestation dans les possibles de l’unique wujûd, ce que reçoit
chacun d’eux de cette théophanie étant déterminé par son isti’dâd, sa “
prédisposition”, c’est à dire par les limites qui lui étaient propres dans cet
état de thubût dont il n’est sorti qu’en apparence. Il en résulte que la
nature et le destin des étants (al mawjûdât) ne sont nullement
abstraits mais dépendent de la connaissance – parfaite, donc rigoureusement
adéquate à son objet – que Dieu a des a’yân thâbita ».
Nâbulusî, qui
est un connaisseur à la fois d’Ibn ‘Arabî et de Jîlî ne prendra pas position
comme plus tard l’émir Abd al-Qâdir, les deux points de vue contradictoires
étant pour lui défendables : « Toute science est nécessairement science de
quelque chose ; ce quelque chose lui est donc logiquement antérieur ». En
effet, les difficultés disparaissent dès lors que l’on prend soin de préciser
sous quel rapport « ce qui est connu précède « la science » (‘ilm) ou
la connaissance (rutbat
al-‘ilm). Si l’on considère la science
telle qu’elle se manifeste dans le sujet que nous sommes, avec sa capacité de
connaître, elle sera par là même nécessairement conditionnée, non par l’objet
connu, mais par notre propre état ontologique ou spirituel. Quant à la science
divine, étant par nature inconditionnée, éternelle, elle ne se différencie
jamais de son objet, qui à ce degré – plus exactement à ce non-degré – « exclut
toute précédence (taqdîm) de l’une sur l’autre », mais il faudra bien
distinguer, lorsqu’on dit « ne se différencie jamais de son objet », l’objet
conçu comme une dualité dans son rapport au sujet, de l’objet contenu sans
dualité dans la science divine. Le lecteur trouvera dans ce texte de M.
Chodkiewicz tout le détail de la controverse qui se conclut dans trois extraits
choisis des Mawâquif du célèbre émir algérien.
Nous
soulignerons encore une fois, comme nous l’avions fait pour le compte-rendu de La
lettre à ceux qui critiquent le soufisme du Shaykh ‘Alawî (traduit par
E. Chabry), cette même noblesse d’esprit avec lequel l’émir remet en ordre les
propos d’Abd al-Karîm al-Jîlî, « seulement dans la stricte mesure nécessaire »
car lui-même se mentionne comme « une goutte dans l’océan de cet imâm ». A la
thèse contestée qu’ Ibn‘ Arabî propose, à savoir une « inconcevable relation de
subordination » de Dieu « puisant » dans « autre que lui », il précise la
distinction entre les Noms divins « al-‘alîm et al-khabîr » (le
Connaisseur et le plus Instruit sur tout) , la science provenant de ce dernier
Nom « ( …) est effectivement tirée (mustafâd) des créatures et
n’ajoute rien à ce que Dieu sait de toute éternité. Sa fonction est judiciaire
: elle donne à Dieu la “ preuve décisive ” (Cor. 6 : 149) ». Dans le second
texte, l’émir considère la science divine des mawjûdât (existentiations) qui, elle- même, dépend des a’yân thâbita (les essences immuables).
Ces dernières sont métaphysiquement contenues par « ce que Dieu sait de toute
éternité », donc, « La science que Dieu a de sa propre Essence embrasse tout ce
qui est présent dans cette Essence et, par suite, tous les possibles ». En
référence à cette façon d’exprimer la science à son plus haut degré, la
divergence de l’auteur d’al-Insân al-Kâmil ( traduit partiellement par
Titus Burckhardt sous le titre « De l ’Homme universel », Derain,
Lyon, 1953, ) s’appuyant sur l’expression, « récurrente dans l’œuvre du
Shaykh al-akbar : al-’ilm tâbi’ lî l-ma’lûm ( La science se
conforme à son objet ) », afin de la remettre en cause, devient pour nous
incompréhensible. Difficile de comprendre aussi la réticence d’Abd al-Karîm
al-Jîlî relative à l’apport de la notion de thubût, peu développée ici
par M. Chodkiewicz, et qui est une formulation équivalente des possibilités
de manifestation, en tant qu’elles ne se manifestent pas, contenues dans la Possibilité
universelle et infinie (voir le premier chapitre des États
multiples de l’Être, R. Guénon, Paris, 1932). Les notions de thubût et
de a’yân al-thâbita, qui reçoivent ici une exposition complémentaire de
ce que l’auteur avait jadis commenté dans la préface d’un autre ouvrage
collectif, Les Illuminations de la
Mecque (Sindbad, Paris, 89) sont si évidentes qu’on a
peine à croire qu’elles puissent être discutées par un Maître comme Abd
al-Karîm al-Jîlî. On achoppe là finalement sur des questions bien scolastiques,
et il est permis de penser qu’il se cache peut-être quelque chose derrière
cette objection critique pouvant paraître, à certains égards, d’une naïveté
bien surprenante, car, et ce point aussi contient un certain mystère, l’auteur
remarque après avoir cité une phrase d’al-Jîlî extraite du chapitre 86 d’ al-Insân
al-kâmil sur la Qudra
: « C’est par Sa science de Sa propre Essence qu’Il (= Dieu) connaît Ses
créatures », qu’« Ibn’ Arabî ne dit pas autre chose » et que « l’accord sur ce
point est fondamental », et de conclure ensuite qu’il n’y a « pas d’objection à
faire à l’imâm (Ibn’Arabî) car sa position est juste dans les limites que
nous avons rappelées même s’il se trompe quant au statut (hukm) ainsi
que nous l’avons expliqué ». Ce statut contesté, visant les créatures et
l’antériorité que l’être (al-wujûd) possède sur l’être des choses, en
tant qu’il est de Dieu, est suivi du verset coranique ( Cor. 12 : 76 ) : « et
au-dessus de tout savant il y a un plus savant que lui ». M. Chodkiewicz
conclut sans plus de commentaire, que « c’est l’impertinence de tels propos à
l’égard d’un shaykh vénéré qui indigne les disciples d’Ibn ‘Arabî et provoque
leurs répliques » et que sur le fond, « il ne met finalement en cause aucune
notion véritablement axiale de cet enseignement akbarien qui a nourri sa vie et
son œuvre », les « trois cailloux » ne pouvant pas ébranler « les fondations de
l’édifice imposant dont Ibn ’Arabî fut l’architecte inspiré ».
Mais rien ne
permet vraiment de penser sur le fond qu’ al-Jîlî ait voulu porter une atteinte
quelconque contre le Shaykh al-akbar. Finalement, ce qui reste visé, au- delà de ces
controverses dont M. Chodkiewicz s’est fait tour à tour l’auteur et le
porte-parole désintéressé, pourrait bien être une attitude trop servile tendant
à tout accepter d’un maître, fût-il le plus grand, sans un examen approfondi.
La mise à l’épreuve d’une doctrine n’est-elle pas, à terme, sa meilleure preuve
?
Pour conclure,
nous dirons quelques mots de la présentation, toujours par M. Chodkiewicz, du
commentaire de Sitt Ajam (H. 686) au traité d’Ibn’ Arabî, Sharh
al-mashâhid al-qudsiyya, publié en édition critique par Bakri Aladdin /
Souad Hakim IFPO DGCID-CNRS, Damas, 2004 (et qui reste non traduit à ce jour). Cette préface, la seule partie de l’ouvrage rédigée en français, nous
révèle une personnalité singulière et peu connue « puisqu’il s’agit d’une femme
Ummî c’est à dire « illettrée », qui, à partir d’une lecture à haute
voix par son compagnon des quatorze chapitres du livre susdit (que l’on peut
traduire par “L’explication des témoignages des secrets de la Sainteté”) lui dicte
ensuite “le discours inspiré” ». M. Chodkiewicz remarque que rien ne
permet de voir en cet époux un ‘ârif bi-Llâh, « du moins a-t-il sans
aucun doute une solide connaissance intellectuelle de la doctrine akbarienne,
une familiarité avec son vocabulaire technique, faute de quoi il n’aurait pu
nous léguer une rédaction correcte de ce qu’il a entendu… ».
Nous ne
saurions aller plus loin dans le compte-rendu de ce texte n’ayant pas les
connaissances suffisantes en arabe pour l’avoir lu et compris. Nous mentionnons
très simplement cette passionnante introduction afin de conclure par
l’évocation de cet « héritage » akbarien qui a le mérite de bousculer une
certaine rigidité entretenue de nos jours à l’égard des savantes connaissances
doctrinales (comme celles dont nous venons de parler) et de souligner l’hommage
rendu à cette femme qui reçut en vision l’autorisation du plus grand des Shuyûkh
et à qui va « [être] infusée la science nécessaire à l’accomplissement de son
rôle d’interprète ».
En effet il
est rafraîchissant de lire sous la plume de M. Chodkiewicz lui-même que « …le
Sheykh al-akbar ne nous invite pas à des débats érudits sur ses écrits : il
nous appelle à prendre la route et à marcher vers le pays sans carte où se
lèvent les étoiles… ».
* Texte revu et corrigé (paru en 2008 dans le n°
112 de la revue Vers La Tradition).